Est-ce que quelqu'un sait ce que les agents des services frontaliers canadiens pensent de Childish Gambino et This is America, son clip violent et dévastateur, vu au moins 1 million de fois? Je pose la question parce qu'en plus de surveiller notre frontière, il semble que les agents des services frontaliers canadiens donnent désormais dans la critique musicale. Même qu'ils se spécialisent dans l'analyse de textes de rap, comme en témoignent leurs objections devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui a décidé de ne pas expulser le rappeur Enima et de lui accorder un sursis de cinq ans.

Vous ne connaissez pas Enima? De son vrai nom Samir Slimani, fils d'un ouvrier algérien arrivé ici à l'âge de 11 ans? Moi non plus. Enfin, j'ignorais tout de lui jusqu'à ce que l'actualité le balance dans les bulletins d'information avec des accusations de vol, de possession d'armes prohibées et de proxénétisme, ces dernières accusations ayant par la suite été abandonnées.

Par un curieux hasard, les méfaits d'Enima ont été rapportés alors que la série Fugueuse battait son plein et que le personnage de Damien (Jean-François Ruel) nous plongeait avec conviction dans l'univers sordide et violent d'un rappeur proxénète qui n'était pas sans rappeler un certain... Enima.

Sans la série, on aurait sans doute moins fait attention à Enima. Mais dans le contexte, la tentation était forte de voir Damien comme le prolongement fictif d'Enima. Piquée par la curiosité et par le fait qu'Enima connaît un beau succès comme rappeur auprès d'une clientèle pas si nichée que ça, je suis allée voir ses clips. J'ai constaté que sa musique n'était pas mal du tout, assez mélodique même, mais que ses clips vantant les mérites du cash en manquaient douloureusement. Quant aux paroles, bof, ce sont des paroles dignes d'un gansta rap, gros, gras, pas subtil et très empreint de misogynie.

«On sort les canons, ils sortent les bannières. Chez moi les coups de feu c'est la mélodie. La devise est dirty, j'ai construit la carrière. Arme, drogue, argent sale», chante Enima dans Chacun sa manière.

Les textes ne sont pas subtils et on n'y trouve pas non plus le moindre second degré, aucune dénonciation détournée comme le fait Childish Gambino dans This is America, un clip anti-armes à feu, d'une violence inouïe mais qui se veut le tragique reflet de l'Amérique d'aujourd'hui.

Aucun second degré, donc, chez Enima, qui glorifie au lieu de dénoncer, selon un genre, voire un sous-genre, qui existe, qui plaît à certains et que d'autres (comme moi) se font un devoir d'éviter. Reste qu'Enima n'est pas un modèle unique. Izzy-S, Souldia, Northsiderz et Die-On, de son vrai nom Christian Dionne (en cavale depuis 2015), sont les fleurons peu glorieux du gangsta rap québécois.

Et même si leurs textes débiles sont peu édifiants, ils ont le mérite de tester notre tolérance et de nous pousser à réaliser jusqu'où nous sommes prêts à aller au nom de la liberté d'expression, une liberté de plus en plus muselée par la rectitude politique.

Ce qui me ramène aux agents des services frontaliers canadiens. Ils peuvent bien s'opposer au sursis d'expulsion de Samir Slimani en rappelant son passé criminel. C'est leur droit le plus strict. Le rappeur a maintes fois prouvé qu'il n'était pas un enfant de choeur, même si ce coup-ci, il a juré devant la Commission que la musique l'avait ramené dans le droit chemin.

Reste que dans ce dossier précis, les agents des services frontaliers canadiens se mêlent de deux choses qui ne les regardent pas. D'abord, ils doutent de la sincérité du rappeur alors que la Commission, qui a le mandat de l'évaluer, en est convaincue.

Qu'ils mettent en doute le jugement de la Commission est une chose, mais qu'en plus, ils citent les textes des chansons d'Enima et s'en servent comme preuves incriminantes dépasse l'entendement. S'il fallait prendre au pied de la lettre tous les textes des chansons populaires, il faudrait mettre en prison ou expulser plus d'un auteur-compositeur-interprète.

Le rap d'Enima et le gansta rap en général testent nos limites, mais ce n'est pas une raison pour mettre sur pied une police du rap qui va se mêler de ce que les rappeurs ont le droit ou non de chanter et nous, d'écouter.

Pendant ce temps-là au Bataclan...

Nous ne sommes pas les seuls à nous débattre avec les limites de la liberté d'expression. En ce moment même à Paris, le rappeur Médine fait l'objet d'un débat d'une rare virulence. Barbu, musulman et très critique de la laïcité, Médine doit se produire en octobre au Bataclan, là où 90 innocents sont tombés sous les balles de terroristes islamistes.

Il est à noter que Médine a dénoncé mille fois les attentats. Mais Marine Le Pen et ses amis de la droite et de l'extrême droite, toujours prêts à instrumentaliser les tragédies, ne veulent rien entendre et exigent l'annulation du concert. Si les familles des victimes s'y opposaient aussi, l'annulation du concert serait justifiée, mais ce n'est pas le cas.

Allons-nous laisser l'extrême droite dicter la programmation de nos salles de concert et limiter notre liberté d'expression? demande Médine. La réponse semble être non. C'est dire que malgré les blessures, les traumatismes et la douleur, les attentats du Bataclan n'ont pas réussi à tuer la foi en la liberté d'expression. Voilà une des rares et belles consolations de cette tragédie.