Depuis 1977, année de la sortie du film Annie Hall, j'ai vu, à quelques exceptions près, tous les films de Woody Allen. Et je les ai TOUS aimés. Inconditionnellement. Même les moins bons. Même les ratés. Même le dernier, Wonder Wheel, crucifié par la critique et boudé par le public. Je les ai aimés, celui-là et tous les autres, parce que malgré leurs défauts et leurs failles, ils portaient l'inimitable griffe de Woody Allen, mon idole, mon héros, celui dont les films ont eu un effet déterminant sur la cinéphile, l'aspirante scénariste, la journaliste et la femme que je suis.

Je peux d'ailleurs affirmer sans exagérer que depuis 1977, Woody Allen fait partie de ma vie et que ses films ont, d'une certaine manière, forgé mon sens de l'humour, ma sensibilité, mon rapport à la névrose et, à la limite, mon regard sur le monde. Ce n'est pas rien. C'est même beaucoup pour un seul homme, mais que voulez-vous, c'est comme ça quand on se projette et qu'on s'identifie corps et âme à un artiste et à son oeuvre.

Autant dire que ces jours-ci, mon identification en prend pour son rhume, et la statue de mon idole aussi. Après avoir résisté contre vents et marées à la guerre nucléaire livrée par l'actrice Mia Farrow, sa statue est en train d'être déboulonnée pour de bon.

Le mouvement #moiaussi n'y est pas étranger, mais ce sont surtout les allégations d'agression sexuelle de sa fille adoptive Dylan, aujourd'hui âgée de 32 ans, qui ont sonné le glas pour le cinéaste.

Les allégations ne sont pas nouvelles. Elles datent de 1993 et de l'enquête non concluante d'un procureur du Connecticut après que Mia Farrow eut porté plainte contre Allen pour l'agression sexuelle de sa fille.

Les allégations ont réapparu en 1997 avec la publication par l'actrice d'un livre accablant sur sa relation avec le cinéaste, décrit comme un satyre froid et égocentrique et un tripoteur de petites filles. 

Dix-sept ans plus tard, Dylan Farrow est elle-même revenue à la charge dans une lettre ouverte publiée par le New York Times où elle écrivait : « Sachez que lorsque j'avais 7 ans, Woody Allen m'a prise par la main et m'a conduite dans un grenier sombre pour m'agresser sexuellement. » 

Puis, il y a un mois, à visage découvert à la caméra de CBS, Dylan a répété son histoire, déclenchant un tsunami de blâmes, de désaveux et de regrets hypocrites d'actrices jurant que si elles avaient su, elles n'auraient jamais accepté de tourner avec Woody. Si elles avaient su quoi, au juste ? Les médias américains parlent en long et en large de l'affaire depuis plus de 20 ans !

Et que dire du journaliste qui a eu accès aux archives du cinéaste et qui a titré récemment dans le Washington Post : « J'ai lu les notes privées de Woody Allen sur plusieurs décennies et constaté qu'il est obsédé par les jeunes filles » ?

Obsédé par les jeunes filles, Woody ? Oui, sans aucun doute, comme l'est le reste de la société occidentale. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder les pages couvertures de Vanity Fair et de centaines d'autres magazines, qui n'en ont que pour les nymphes à peine nubiles qui clignotent à moitié nues sur papier glacé.

Mais bon, c'est vrai que le cinéaste a participé à sa façon à la glorification culturelle de la jeune fille. En repensant à ses films, on se rend compte assez vite qu'il y a effectivement toujours une jeune fille, pure et sexy, qui vient mêler les cartes.

Depuis Mariel Hemingway, qui avait 17 ans au moment du tournage de Manhattan, jusqu'à Selena Gomez dans le prochain A Rainy Day in New York, en passant par Scarlett Johansson, Greta Gerwig, Emma Stone, Mira Sorvino, Elle Fanning, Ellen Page, Kristen Stewart et combien d'autres, les jeunes filles en fleurs ont eu une place de choix dans la plupart des films de Woody Allen.

De là à croire que l'exposition de leur jeunesse sur grand écran a eu une influence sur notre inconscient collectif et sur nos idéaux de beauté, il y a un pas... que je vais franchir allègrement.

Comment en effet nier que les obsessions d'un cinéaste emblématique dont les films ont eu une influence majeure sur la culture populaire des dernières décennies ont fini par devenir un peu les nôtres ?

Sachant cela, il est de plus en plus difficile de croire à l'entière innocence de Woody Allen.

Une méfiance s'est installée à demeure dans notre perception du cinéaste. Désormais, tout ce qui passait pour de l'ironie, de la fantaisie et de l'autodérision dans ses films est devenu suspect. Et aujourd'hui, alors que cette allégation d'agression sexuelle revient le hanter, une nouvelle question émerge. Il ne s'agit plus de savoir ce que Woody Allen a fait, mais plutôt de savoir ce qu'on fait avec lui.

Pour certains, la solution est simple : la mise au rancart de ses films passés et le boycottage de ses films futurs.

Pour ma part, c'est plus compliqué. Je demeure malgré tout très attachée à sa cinématographie. Je vois mal comment je pourrais refuser d'aller voir son prochain film.

Si jamais A Rainy Day in New York prend l'affiche, ce qui est loin d'être gagné, soyez assurés que je vais me précipiter au cinéma. Je serai peut-être toute seule dans la salle avec mes remords. Mais j'y serai aussi avec la douloureuse conscience que dans la vie, la vraie vie, les artistes, hommes et femmes confondus, sont rarement à la hauteur de leur art.