De loin, mais de près aussi, on dirait l'acteur Jake Gyllenhaal sur l'affiche d'un film d'action. Le bras tendu façon John Travolta dans La fièvre du samedi soir, mais un revolver dans une main et un cadavre à ses pieds, Jake, ou du moins l'image qu'il projette, ressemble à un tueur à gages aux allures de rock star.

L'espace d'un instant, on cherche le titre du film et puis on se rend vite compte qu'il n'y a pas de film, que le type au revolver n'est pas Jake ni même un acteur et que cette photo prise dans le vif de l'action n'est pas une mise en scène. C'est la vie ou plutôt la mort qui se joue en direct dans une galerie d'art à Ankara, où l'ambassadeur de Russie en Turquie a été abattu par un policier déséquilibré, sympathisant des troupes rebelles en Syrie.

Cette photo, qui a fait le tour du monde au moment de l'assassinat du diplomate, est pour ainsi dire la vedette de l'exposition World Press Photo qui s'ouvre aujourd'hui au marché Bonsecours, à Montréal. Vedette au sens où son photographe Burhan Ozbilici a remporté avec cette photo le premier prix du World Press Photo 2017.

Or, on a appris que cette année, ce premier prix a semé la controverse et la dissension au sein du jury. Mais comme les délibérations se font à huis clos, on ne sait trop pourquoi la photo de l'assassinat du diplomate russe en Turquie n'a pas fait l'unanimité. Parce qu'elle est une image de haine pure ? Parce que le seul mérite du photographe, selon certains, c'est d'avoir été au bon endroit au mauvais moment ?

À mes yeux, en tous les cas, cette photo mérite amplement un premier prix. D'abord parce que sa composition est aussi parfaite que percutante, mais aussi parce que le photographe a eu le cran, non pas de fuir à toutes jambes, mais de braquer son objectif sur un tueur qui aurait pu aussi bien l'abattre. 

Autre qualité de cette photo, selon Mathieu Rytz, organisateur de l'expo à Montréal, c'est qu'elle ne tombe pas dans la catégorie classique des photos de guerres ou de catastrophes humanitaires dont s'abreuvent les expos du World Press Photo. Nous sommes ici dans une galerie aux murs tout blancs où, normalement, l'élite du coin sirote du champagne en picorant des petits fours. Or, ce que le photographe a capté, c'est l'éclatement d'une violence meurtrière au milieu du charme discret de la bourgeoisie, preuve définitive que sur terre, il n'y a désormais plus aucun lieu sûr et à l'abri de la haine et du sang.

NOIRCEUR SOUFFRANTE 

Un assassinat en Turquie n'est évidemment pas la seule photo saisissante de cette expo. Dans le même ordre d'idées cinématographiques, il y a cette photo de Daniel Berehulak pour le New York Times, où un policier aux Philippines tenant parapluie et lampe de poche est penché sur le cadavre d'un motard étendu sur le bitume. La photo prise de nuit se décline dans des tons de bleu et de vert, qui semblent avoir été peints partout dans le paysage comme dans un film de Quentin Tarantino.

Et que dire de cette autre photo prise par l'Italien Alessio Romenzi où l'on voit des combattants soutenant le gouvernement libyen traverser une salle en ruine du palais des congrès à Ouagadougou. Au milieu de la salle plongée dans l'obscurité, un immense chandelier effondré au sol ressemble à une baleine échouée. Cette fois, nous ne sommes pas au cinéma, mais au théâtre dans une tragédie de Wajdi Mouawad.

Face à ces photos qui documentent les violences, les drames, les crises, les catastrophes et la misère généralisée du monde, chacun a son seuil de tolérance au-delà duquel il se sent obligé de fermer les yeux ou de détourner la tête. Pour une chroniqueuse à la radio, ce sont les bébés syriens blessés ou morts dans les photos de Walid Mashhadi. Pour un autre, ce sera cette photo d'une attaque terroriste au Pakistan qui a eu lieu pendant une manif des juristes. Dans cette photo sanglante, une demi-douzaine de juristes en complets, cravates et chemises blanches maculées de sang tentent de retrouver leurs esprits au milieu du carnage.

L'expo du World Press Photo, cette année comme toutes les autres depuis 60 ans dans le monde, et depuis 12 ans à Montréal, n'a rien de léger ni de joyeux. Ici, une crise ou un bain de sang n'attend pas l'autre. Et quand ce n'est pas le corps d'un réfugié portant encore son gilet de sauvetage qui flotte seul dans l'immensité bleue de l'océan, ce sont les bidonvilles du Brésil où, sur les ruines de projets immobiliers abandonnés, fleurit la misère la plus abjecte. Et puis, de temps à autre, dans toute cette noirceur souffrante perce un rayon de soleil, un brin absurde, mais porteur d'espoir comme cet Ukrainien, torse nu, dans la série Jours noirs de l'Ukraine. Devant une maison à moitié détruite, l'Ukrainien arrose des fleurs qui poussent dans le bitume. Absurde, mais tellement émouvant !

Toutes les photos, sans exception, de cette expo méritent qu'on s'y attarde. Et, si possible, sans détourner le regard. Car cette expo existe précisément pour qu'on la parcoure, les yeux grands ouverts, afin de mesurer avec empathie l'état dévasté du monde et, de manière plus égoïste, d'apprécier la quiétude cotonneuse dans laquelle on vit.

Jusqu'au 1er octobre, au marché Bonsecours