La première pelletée de terre virtuelle au 5445, de Gaspé a eu lieu en juin 2013. Elle marquait pour les artistes du Regroupement Pied Carré (Pi2) l'aboutissement d'un projet emballant et la signature d'un accord qualifié d'historique. Oui, historique! C'est Élaine Ayotte, l'ex-responsable de la Culture, du Patrimoine et du Design à la Ville de Montréal, qui a lancé ce mot, repris par tous.

Ce qui était historique, c'est que grâce à une entente avec le promoteur immobilier Allied Properties de Toronto, les artistes montréalais, ceux qui font la réputation et la renommée de Montréal, ceux qui peuplent la métropole culturelle dont se gargarisent les politiciens, allaient enfin avoir accès à des lieux de création rénovés, sûrs et abordables avec, en prime, la garantie qu'ils n'en seraient pas un jour évincés.

Allied Properties s'engageait en effet pour 30 ans à ce que les loyers d'un espace réservé de 4 étages et de 200 000 pi2 restent raisonnables et procurent aux artistes stabilité et pérennité.

En échange, la Ville et le gouvernement québécois accordaient une subvention de 8 millions de dollars pour la mise à niveau et la rénovation de ces espaces.

Entente historique mais pratique aussi, déclinée selon le principe du donnant, donnant. Car Allied Properties ne faisait pas tout cela pour l'amour de l'art, mais bien parce que l'entente lui garantissait une rénovation aux frais de l'État.

La première pelletée de terre virtuelle a eu lieu en juin 2013. Or, trois ans plus tard, que se passe-t-il? Le 5445, de Gaspé a pris de la valeur, beaucoup de valeur. Tellement que les taxes ont augmenté de façon exponentielle. 

Certains parlent d'une augmentation de 230 % pour la valeur du pied carré, qui est passée de 68 cents à 2,33 $.

Or, chaque fois que la Ville augmente les taxes du 5445, de Gaspé, que fait Allied Properties ? Il refile la note aux artistes. Et Ateliers créatifs, qui est le gestionnaire du projet Pied Carré et qui négocie pour les artistes, se sent pour l'instant impuissant à arrêter cette inflation qui ne devait pourtant pas figurer dans l'histoire.

Résultat: plus les loyers augmentent, plus les artistes sont nombreux à quitter le magnifique paquebot qu'on leur a offert et qu'ils n'ont déjà plus les moyens de se payer.

Je parle d'artistes en recherche et création de renommée, comme la sculptrice Valérie Blass, dont le loyer a augmenté de près de 4000 $ par année. Si Blass n'était pas en pleine production pour la Biennale de Montréal, elle serait partie.

Je parle de l'artiste multidisciplinaire Jason Cantoro, qui est arrivé au 5445, de Gaspé en 2009, avant l'entente historique, quand l'édifice était vide, ressemblait à un squat et que les loyers coûtaient une bouchée de pain. Cantoro est parti en juillet, incapable de débourser la hausse du loyer de son atelier.

Karine Payette, qui partage depuis deux ans un atelier au 5445, de Gaspé avec un autre artiste visuel et un artisan, espère de tout coeur ne pas être obligée de partir. Elle adore le lieu, adore le projet et l'idée des ateliers aux étages et des galeries au rez-de-chaussée, mais, s'il y a une autre importante hausse de taxes en janvier comme celle prévue, elle se verra obligée de migrer vers un autre espace.

Quant à l'artiste Mathieu Beauséjour, il n'a pas quitté le 5445, de Gaspé uniquement pour des raisons financières, mais parce qu'il était proprement écoeuré de la tournure des événements.

«Dans ce cas précis, m'a-t-il écrit, il y a eu des gagnants (Allied Properties) et des perdants (les artistes et l'imagination). La gentrification est un des pires effets du capitalisme.»

«En fin de compte, Allied s'est fait rénover sa bâtisse par des fonds publics. Les frais ont explosé, les taxes aussi, et les artistes se sont retrouvés instrumentalisés encore une fois.»

Stéphanie Beaulieu, artiste multidisciplinaire et nouvelle vice-présidente du conseil d'administration de Pied Carré, ne veut pas trop s'en prendre à Allied Properties. Elle estime que le propriétaire a respecté l'entente en n'augmentant pas la part du loyer avant les taxes. En revanche, elle trouve que la Ville de Montréal a donné d'une main pour tout reprendre de l'autre.

Autant dire que je partage le reproche. D'autant plus qu'à la Ville, la relationniste à la culture, Isabelle Poulin, a pratiquement pris la défense du propriétaire en clamant qu'il avait investi énormément d'argent dans la mise à niveau de l'édifice de Gaspé et que l'augmentation de taxes était normale. Elle a conclu notre entrevue par courriel en écrivant que la Loi sur la fiscalité municipale relevait du gouvernement du Québec. Autrement dit: dehors, les artistes, si vous n'êtes pas contents ou si vous êtes trop pauvres pour vous payer des ateliers. De toute façon, les taxes, c'est pas de nos affaires.

En 2017, en principe, Montréal est censé obtenir le statut de métropole culturelle. En attendant, la décence serait que la Ville respecte ses engagements auprès des artistes et des créateurs qu'elle instrumentalise à tout bout de champ. Montréal est peut-être une ville créative, mais sa créativité, dans le cas des ateliers de Gaspé, aura été de promettre une chose aux artistes et de leur livrer exactement le contraire.

Si c'est ainsi que se comporte une métropole culturelle, aussi bien s'en passer.