«Si un système n'est pas référencé dans nos archives, c'est qu'il n'a jamais existé.» Cette réplique assassine, c'est la méchante archiviste d'Attack of the Clones (Star Wars) qui l'assène à Obi-Wan. Fraîchement débarqué aux Archives de la Galaxie - un Taj Mahal de données numérisées sur fond d'acier et de verre -, le Jedi cherche une planète disparue. Ne la trouvant pas, il ose dire à la vieille acariâtre que ses archives sont peut-être incomplètes. Insulte suprême, s'il en est une!

Heureusement qu'Obi-Wan n'est pas allé faire un tour sur le site des Archives de Radio-Canada. Il y découvrirait que toute la formidable production artistique et culturelle de Radio-Canada, depuis ses débuts, n'existe plus, voire n'a jamais existé. Je viens d'en faire l'expérience récemment, en tapant le nom de feu Marcel Dubé sur ce site.

Pour ceux qui l'auraient oublié, Marcel Dubé fut le premier grand auteur de la télé publique, le pionnier par lequel le théâtre est entré le dimanche soir dans les chaumières québécoises, et celui, en somme, dont descendent toutes les séries dramatiques d'aujourd'hui. Or sur le site des Archives de Radio-Canada, on ne retrouve pas une seule de ses oeuvres. Pas un téléthéâtre ni une seule adaptation de ses pièces pour le cinéma ou la télé. On ne trouve que deux entrevues de lui. Et encore. Dubé n'est pas interviewé sur son oeuvre, mais sur le phénomène Maurice Richard et sur Les fées ont soif de Denise Boucher. Cherchez l'erreur.

Dubé n'est pas l'unique oublié de ce site. Tous les auteurs, réalisateurs, danseurs, musiciens, compositeurs et acteurs qui ont façonné notre culture brillent par leur absence, abandonnés dans des voûtes où ils attendent un improbable Godot de la numérisation tout en demeurant inaccessibles au public. Comment expliquer cet état de fait?

Selon Patrick Monette, directeur des Archives de Radio-Canada, un service né à la fin des années 70, la priorité, c'est la préservation des documents et non leur diffusion. Quant à leur accessibilité, elle se limite aux artisans de la télé qui travaillent pour des émissions comme Vox pop ou Tout le monde en parlait. Le brave peuple, lui, celui qui a financé ces oeuvres au fil du temps, n'y a pas accès.

Dès 2002, lorsque Patrimoine Canada a accordé une enveloppe spéciale pour la mise en valeur des archives du réseau public, la direction de Radio-Canada a pris un virage actualités et exclu les oeuvres dramatiques, musicales ou artistiques en raison des coûts trop élevés pour libérer les droits. Ces coûts demeurent aujourd'hui le frein à la mise en ligne d'oeuvres. C'est du moins la raison officielle fournie par Radio-Canada. Mais alors, comment expliquer que le site de l'ONF, un pionnier dans la numérisation des oeuvres, regorge de films - fictions comme documentaires - offerts gratuitement au grand public?

J'ai posé la question à la responsable du service chargée de négocier avec les ayants droit à l'ONF. Elle m'a confirmé que les droits pour la fiction étaient effectivement chers à cause des cachets à payer aux nombreux acteurs ou à leurs héritiers. Mais l'ONF a conclu des ententes-cadres avec l'UDA et l'ACTRA, renouvelables tous les cinq ou dix ans. Pourquoi Radio-Canada n'a-t-elle pas conclu les mêmes ententes?

La raison est simple et elle est, en quelque sorte, philosophique. L'ONF considère en effet que puisque tous les films de son catalogue ont été financés avec de l'argent public, c'est un juste retour des choses qu'ils soient offerts gratuitement et deviennent des outils pédagogiques et des références historiques et culturelles.

À Radio-Canada, pendant ce temps-là, bien que les oeuvres aient été financées par les mêmes fonds publics, on persiste à fonctionner en vase clos et à avoir une approche comptable sans égard pour la culture et l'histoire.

Une pétition

C'est pour lutter contre cet esprit que le réalisateur retraité James Dormeyer a lancé une pétition sur l'internet inspirée de la chanson L'encan de Félix Leclerc et dont le titre reprend le refrain: «Laissons pas aller ça nous autres!»

Depuis plusieurs années déjà, le réalisateur tente de sensibiliser les médias et le public aux ratés d'un service dont la devise, selon lui, est «Je ne me souviens de rien».

«Les Archives de Radio-Canada sont censées être les dépositaires de notre mémoire et de notre culture. Qu'est-ce qu'ils attendent pour rendre tout cela accessible?»

Il croit que la question des ayants droit est un prétexte. Il en a eu la démonstration encore cette semaine après avoir proposé la mise en ligne de Cantate pour cordes, un documentaire intimiste qu'il a réalisé en 1987 sur Yehudi Menuhin et André Prévost.

À l'approche du centième anniversaire de naissance de Menuhin, le 22 avril, Dormeyer y voyait l'occasion idéale de présenter ce document unique qui n'a été diffusé qu'une seule fois et qui a obtenu une mention d'honneur au prestigieux prix Italia. Peine perdue. Au service des Archives, on lui a répondu que c'était impossible, les droits n'ayant pas été libérés. Pourtant, la veuve d'André Prévost lui a affirmé le contraire.

«Voilà où on en est, m'écrit Dormeyer. Un monde d'administrateurs qui n'y connaissent rien dans les choses qu'ils sont censés administrer.»

Le plus ironique de cette affaire, c'est que pendant que les Archives de Radio-Canada laissent les oeuvres dormir dans des voûtes à l'abri du grand public, Grujot et Délicat, Le monde de Marcel Dubé, Bobino ou Les couche-tard sont accessibles sur Google ou YouTube. Faut croire qu'on a laissé ça aller à... eux autres.