Le 28 juillet, Carl Shunamon, cantinier de 34 ans, père d'un petit garçon, annonçait fièrement sur sa page Facebook qu'il venait de décrocher un emploi: «Viens de me trouver une job. 33 $ de l'heure, plus les dépenses. Et des quarts de travail de dix heures.»

Le job était sur le plateau de Ruptures, une production de Fabienne Larouche. Le cantinier Christian Valenciano, vieux routier du métier, venait de démissionner, excédé par les diminutions de budget et par l'ambiance pourrie du plateau.

Carl avait moins d'expérience que lui, mais il était ravi de travailler et de pratiquer un métier dont il avait appris les rudiments à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec.

Selon sa mère, Hélène Gros Désormeaux, Carl s'est donné à fond pendant le mois et les deux jours où il a cuisiné et servi des collations à l'équipe de Ruptures. À lire sa page Facebook pendant cette période, tout baignait.

Et puis, le dimanche 30 août, sans doute coincé dans un bouchon, Carl s'est défoulé sur Facebook: «Je déteste cette ville. Putain de trafic. Je déteste votre vie. Je vous déteste! Travaux de construction de merde!»

Exactement 30 minutes après ce message, Carl percutait un muret de béton dans le tunnel Ville-Marie, au volant de la voiture de sa mère. L'impact violent l'a plongé dans un coma dont il n'est toujours pas ressorti.

Était-il en pause ou en train de faire des courses pour la prochaine collation de l'équipe de Ruptures? C'est la question à 1 million à la source de l'enquête que mène la Commission de la santé et de la sécurité du travail. Le syndicat des techniciens (l'Alliance québécoise des techniciens de l'image et du son, AQTIS) et la mère de Carl prétendent que oui. Les productions Aetios croient que non.

Le monde des plateaux de tournage est un monde tricoté serré où le téléphone arabe fonctionne à plein régime, où la grogne comme la bonne humeur sont contagieuses, et où les rumeurs les plus folles tiennent parfois lieu de vérités.

L'accident de Carl a vite fait le tour du plateau de Ruptures, mais aussi des autres plateaux en ville. Et c'est ainsi que, le 7 septembre au matin, un directeur de production rattaché à la production anglaise de 19-2 annonçait sur Facebook la mort de Carl.

D'où tenait-il cette fausse nouvelle? Mystère. Chose certaine, la rumeur s'est propagée à la vitesse de l'éclair, poussant les représentants de l'AQTIS, en plein conflit avec les productions Aetios, à diffuser un communiqué officiel avant d'avoir réussi à joindre la famille. Terrible erreur.

«Tuer quelqu'un qui n'est pas mort, c'est dégueulasse. Il n'est pas question que mon fils fasse les frais d'un conflit avec lequel il n'avait rien à voir», m'a dit la mère de Carl.

Au bout de quelques heures, l'erreur était corrigée, mais il était trop tard. Le capital de sympathie accumulé par les techniciens de plateau, qui avaient débrayé l'avant-veille pour cause de surcharge et d'épuisement, venait de fondre instantanément, faisant de la productrice Fabienne Larouche non plus le bourreau qui poussait tout le monde à bout, mais la victime d'une vendetta.

S'il fallait mettre en banque toute la hargne que la productrice génère dans le milieu, les banques feraient des millions. La liste de reproches adressés à Fabienne est longue et souvent justifiée. La productrice se fait une fierté d'avoir créé un modèle de production unique, lui permettant de livrer des productions de qualité, à moindre coût et dans un temps record. Sur les plateaux d'Aetios, par exemple, on peut tourner jusqu'à 28 pages de texte par jour alors que la norme est d'environ 12 ou 13 pages.

Mais ce modèle de production a un prix: un prix humain. À force de sabrer les dépenses et d'augmenter la cadence et la charge de travail, on augmente aussi les risques, physiques et professionnels.

Le directeur général de l'AQTIS, Jean-Claude Rocheleau, affirme qu'il y a péril en la demeure depuis plusieurs années. «Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on craint qu'il y ait des accidents sur les productions d'Aetios. Mais rien n'a changé et les diffuseurs qui ont une responsabilité n'ont rien fait non plus.»

«Wake up call»: c'est l'expression qui revient le plus souvent lorsqu'il est question de l'accident de Carl Shunamon. Et pendant que celui-ci tarde à se réveiller, les rumeurs continuent de flamber.

Une première rumeur a circulé selon laquelle Carl avait été obligé de transporter dans sa voiture des bonbonnes de propane qui, sur le coup de l'impact, auraient explosé. La mère de Carl en doute. «Pour quelle raison aurait-il transporté des bonbonnes alors qu'il s'en allait probablement faire des courses?», demande-t-elle.

Christian Valenciano, le cantinier démissionnaire, n'y croit tout simplement pas. «La roulotte de la cantine possède d'immenses bonbonnes qui sont rechargées sur place ou alors par le propriétaire de la roulotte», dit-il, en invalidant de facto cette rumeur pourtant persistante.

Une deuxième rumeur, celle-ci venant de l'autre camp, veut que Carl ait percuté le muret parce qu'il textait au volant. Le message qu'il a écrit sur Facebook 30 minutes avant l'impact laisse planer le doute, mais ne confirme rien. Le cantinier aurait très bien pu envoyer ce message lorsqu'il était coincé dans un bouchon et son véhicule, immobilisé.

Sa mère affirme que son fils était farouchement contre les textos au volant. «Dès qu'il me voyait le faire, il me rappelait à l'ordre. Il était vraiment contre», insiste-t-elle.

Dernière rumeur: Carl aurait été au volant de sa propre voiture à la demande de la production qui ne voulait pas payer pour une voiture de location. Faux.

L'ex-cantinier Christian Valenciano affirme qu'il n'a jamais utilisé son propre véhicule pendant ses heures de travail. S'il avait à faire des courses, il les faisait à pied. S'il avait à livrer de la nourriture sur un plateau éloigné du camp de base, il faisait appel à un des chauffeurs de la production. «L'expérience m'a appris à utiliser mon propre véhicule le moins possible pendant mes heures de travail, dit-il. Mais, bon, à chacun sa façon de faire.»

«Wake up call»: depuis l'accident et la fausse nouvelle de la mort de Carl, les choses ont bougé. Des négociations entre Aetios et l'AQTIS, menées cette semaine, ont garanti aux techniciens de meilleures conditions. Ils auront plus de temps, moins de scènes à tourner et recevront le plan de travail du lendemain, non pas à la dernière minute, mais dans des délais raisonnables. Bref, ils vont pouvoir retrouver leur souffle. Pendant ce temps-là, Carl Shunamon cherche encore le sien.

Cette affaire est-elle tout simplement un tragique accident qui aurait pu arriver dans n'importe quel milieu? Carl Shunamon est-il une victime des circonstances ou de sa propre inexpérience? Sans doute un peu des deux.

Sur un plateau, un cantinier n'a pas la vie belle, mais il n'est pas soumis à la même pression que l'équipe technique. Entre deux collations, il peut souffler. Mais il voit et entend beaucoup de choses. Parfois trop.

Christian Valenciano en était à sa troisième expérience avec les Productions Aetios. Il espérait que le tournage extérieur de Ruptures soit moins lourd et étouffant que ceux qu'il avait vécus en studio. Quand il a compris qu'à l'intérieur ou à l'extérieur, c'était du pareil au même, il a remis sa démission.

On ne peut pas remonter dans le temps, mais, chose certaine, si le budget de Ruptures avait été moins serré, les techniciens moins épuisés et l'ambiance meilleure, Christian Valenciano y serait encore. Et Carl Shunamon ne serait pas dans le coma en train de lutter pour sa vie.

NOTE: Carl Shunamon est décédé avant la parution de cet article.