Tous ceux qui pratiquent le métier de journaliste connaissent la citation: ne laissez pas la vérité gâcher une bonne histoire.

La citation est attribuée à l'écrivain Mark Twain, mais comme on est de moins en moins sûrs de bien des choses ces jours-ci, ça pourrait aussi bien être une citation de Molière ou du fils de feu Kadhafi.

N'empêche. Cette citation résume en une seule et magnifique phrase tout le dilemme et toute la difficulté du métier de journaliste. Car malheureusement, ou heureusement, lorsqu'on est journaliste, on est journaliste. Pas écrivain. On doit rigoureusement, religieusement et inconditionnellement s'en tenir aux faits. Rien que les faits. Et des fois, laissez-moi vous dire que de ne rapporter que les faits, rien que les faits, c'est plate à mort.

On part en reportage avec une idée en tête. On espère être en mesure de la valider sur le terrain. Mais rien n'y fait. La réalité refuse souvent de se plier à nos idées, à nos idéaux ou à nos fantasmes. La réalité est une cruelle partenaire. À cause de ses caprices, on ne revient pas dans la salle de rédaction avec une histoire à tout casser. On revient avec trois fois rien, à peine de quoi écrire un entrefilet.

Mais c'est cela, le métier de journaliste. Tous ceux qui le pratiquent connaissent cette loi implacable. Ils savent qu'il y a une ligne à ne pas franchir et ils ne la franchissent pas. Ils n'ont pas le choix. C'est le principe sur lequel repose l'édifice de l'éthique journalistique.

Un journaliste peut se tromper, mal citer un interlocuteur, confondre des dates ou des chiffres, après tout, l'erreur est humaine. Mais il ne peut en aucun cas fabriquer des faits ou inventer une situation qui n'a jamais eu lieu. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas des cas d'exception. Ils sont rares, mais ils existent.

Ils ont pour nom Jayson Blair, du New York Times, ambitieux journaliste de 24 ans, le plus jeune journaliste noir à être embauché par le vénérable journal, qui s'est mis à plagier des citations et des histoires parues dans des petits journaux locaux.

C'est Janet Cooke, du Washington Post, lauréate d'un prix Pullizer pour le portrait de Jimmy, un héroïnomane de 8 ans qu'elle a inventé de toutes pièces, notamment parce qu'elle avait entendu parler d'un tel enfant, mais qu'elle ne l'a jamais trouvé.

C'est Sabrina Rubin Erdely, du magazine Rolling Stone, qui a relayé il y a quelques mois une sordide histoire de viol collectif sur un campus universitaire en se fiant à une pseudo-victime qui avait trop d'imagination.

C'est Stephen Glass, du New Republic, dont les histoires palpitantes étaient pure fiction. C'est Johann Hari, journaliste britannique et lauréat du prix Orwell, qui lui a été rétiré parce qu'il a volé et plagié des citations provenant d'un autre média.

Et je ne parle pas du plagiaire Patrick Poivre d'Arvor ou de Brian Williams, le lecteur de nouvelles vantard de NBC, qui a raconté avoir été à bord d'un hélico attaqué par l'ennemi en Irak alors qu'il était dans l'hélico suivant.

J'ignore où, dans ce triste palmarès, caser l'affaire François Bugingo, qui selon une enquête de ma collègue Isabelle Hachey, aurait confondu le rêve et la réalité dans sa couverture de l'actualité internationale et inventé des histoires de toutes pièces. Mais c'est clair que par le simple volume des fabulations qui lui sont reprochées, mais aussi par leur envergure internationale, Bugingo pourrait éventuellement recevoir la palme de la plus importante fraude journalistique.

On pourra épiloguer jusqu'à demain matin sur les raisons qui poussent un journaliste à trafiquer la réalité. Mythomanie? Ambition féroce et malsaine? Pressions à la performance trop fortes? Précarité professionnelle?

Jayson Blair a raconté à Oprah que c'est d'abord l'épuisement professionnel après le 11-Septembre qui l'a amené à voler une première citation dans un autre média sans en donner le crédit. Après cela, ce qui aurait pu n'être qu'une infraction passagère ou un égarement est devenu une habitude. Parce que c'était facile. Parce que personne ne s'en rendait compte. Parce que c'était gratifiant pour l'ego. Parce que Blair était assuré d'une reconnaissance immédiate dont il avait désespérément besoin pour se sentir exister.

Je suis convaincue que cette quête de reconnaissance, dans l'univers ultra-compétitif des médias, a joué un rôle décisif dans l'histoire de Jayson et celle des autres.

On peut en effet être journaliste 100 ans sans jamais goûter à cette reconnaissance ni devenir une vedette. La seule façon d'y arriver, c'est à travers une bonne histoire. Or, ces histoires ne courent pas les rues. Pour les débusquer, il faut du temps, de la patience, des efforts. Il faut vérifier, contre-vérifier, partir sur une piste qui au bout de quatre jours, une semaine, un mois, s'avère une fausse piste. Certains journalistes sont plus pressés que d'autres. Certains brûlent d'obtenir une reconnaissance qui ne cesse de leur échapper. Et puis, quoi de plus facile que de prétendre qu'on est là quand on est ailleurs? Qui viendra nous contredire? Qui saura?

C'est ainsi que lentement, mais surement, Jayson, Janet, Sabrina et les autres ont sombré dans le mensonge et la facilité. Mais à force de nier les faits, ils ont oublié que la réalité existait. Et que tôt ou tard, elle les rattraperait et gâcherait à jamais leurs bonnes histoires.