Le salon du petit appartement d'Outremont était plongé dans la pénombre. Une panne de courant paralysait le quartier depuis le matin lorsque René Cournoyer, un grand six pieds de 70 ans, m'a précédée dans l'escalier.

« La panne, ça doit être un coup d'Ève », a-t-il blagué avec un sourire triste. Ève, c'est sa fille, la chanteuse Ève Cournoyer qui s'est enlevé la vie il y a trois ans, quelques jours seulement après avoir lancé son quatrième album, Le labeur des fleurs. Elle aurait eu 46 ans, aujourd'hui.

Pour garder la mémoire d'Ève vivante, mais aussi pour soulager sa peine qui est encore immense, René, un ancien gestionnaire d'usine et un homme d'action, a organisé un spectacle qui réunira ce soir au Lion d'Or, jour du 46anniversaire d'Ève, ses amis musiciens et chanteurs. Les fonds recueillis ce soir-là seront versés à l'Association québécoise de la prévention du suicide.

Le suicide d'Ève aurait-il pu être prévenu, empêché, anéanti ? C'est la grande question qui résonne dans l'appartement où René et sa femme Francine, mariés depuis 50 ans, me font face, à peine séparés de quelques pouces sur le divan en cuir sombre.

Je leur demande s'ils avaient perçu chez leur fille, la deuxième de leurs trois enfants, des signes avant-coureurs de détresse ou de maladie. Ils font non de la tête, puis avouent du bout des lèvres qu'il y a déjà eu des suicides dans la famille. Le jour de ses 17 ans, René, son petit frère, s'est suicidé. Quant à Francine, le suicide lui a volé un des frères qui s'est enlevé la vie à 51 ans.

Reste que si René et Francine avaient pu aider leur fille à sortir du trou noir qui l'a engloutie, ils l'auraient fait à 100 milles à l'heure. Mais Ève avait beau aimer ses parents, les surnommer affectueusement dada et mamour, elle ne partageait pas grand-chose avec eux.

« Si c'était à refaire, faudrait que je sois après elle avec acharnement, que je coure après elle tout le temps, que je force les choses, mais c'était difficile. Ève ne se laissait pas approcher », dit René envahi par l'émotion et incapable de réprimer ses sanglots.

Francine pose sa main sur la sienne pour le consoler. Des deux, elle semble la plus forte et la plus stoïque, celle qui savait que sa fille n'allait pas bien depuis au moins un an, qu'elle s'enfonçait dans la pauvreté, qu'elle s'entêtait dans un métier qui lui refusait le succès et qui la démoralisait un peu plus chaque jour. Celle aussi qui n'aurait pas été étonnée d'apprendre que sa fille souffrait de bipolarité. Si seulement cette dernière avait voulu consulter, ce qu'elle refusait obstinément.

« Elle était dure à gérer. Je trouvais qu'elle ne prenait pas soin d'elle, ses cheveux étaient trop noirs, elle s'habillait n'importe comment, mais qu'est-ce que je pouvais y faire ? Ma chatonne, comme je l'appelais, s'arrangeait toujours toute seule et ne partageait rien. »

Ève Cournoyer n'était pas forte sur les épanchements ni les états d'âme. Ou, du moins, pas de vive voix. Sur papier, par contre, c'est une autre histoire, comme en témoigne la montagne de documents, de carnets de notes et de cahiers remplis de poèmes, de paroles de chansons et de dessins que René a sortis pour l'occasion.

« J'ai tout gardé. Tout. Même le dernier courriel qu'elle m'a envoyé à 9 h 53, le samedi soir de sa mort où elle m'écrit « merci, ça fait plaisir à entendre » au sujet des commentaires positifs sur son quatrième album que j'avais recueillis dans les médias. »

René me tend la copie du courriel, puis le carnet de notes à l'encre rouge. « Avec Ève, c'est pas les souvenirs qui manquent », laisse-t-il tomber.

Il a raison. Les souvenirs d'Ève sont partout dans le petit appartement. Sur le bord de la fenêtre où s'alignent les photos dans leurs cadres, dans les boîtes empilées dans le bureau de René et dans la silhouette de la belle grande fille de 20 ans aux longs cheveux et au sourire rayonnant qui s'avance dans la pièce.

C'est Jeanne, la fille d'Ève. Elle me tend le porte-folio de sa mère du temps où elle était mannequin et se promenait entre Milan, New York et Tokyo. Jeanne, aussi, a fait quelques petits contrats de mannequinat, mais elle préfère se concentrer sur ses études en sciences de la santé.

L'année avant sa mort, Ève Cournoyer a déménagé une demi-douzaine de fois, dont la dernière dans un petit un et demi où il n'y avait plus de place pour sa Jeanne adorée. La petite est alors venue vivre chez René et Francine, sortant de temps à autre avec une mère qui était devenue plus une copine qu'une figure maternelle et protectrice.

Le suicide d'Ève a été vécu par Jeanne comme un cataclysme. Ce n'est pas elle qui me le dit, mais Francine, une fois que Jeanne a quitté l'appartement.

« Les premières semaines, elle était recroquevillée comme une petite crevette dans son lit. Il fallait pratiquement que je la nourrisse à la cuillère. Les funérailles de sa mère ont eu lieu le 19 août et Jeanne commençait le cégep trois jours plus tard. Ç'a été terrible pour elle », raconte Francine.

Dans le même souffle, elle avoue que c'est Jeanne qui l'a empêchée de devenir folle. « Je savais qu'il fallait que je reste forte pour elle. C'est elle qui, d'une certaine façon, m'a permis de survivre au choc immense de la mort d'Ève. »

L'électricité est revenue comme par enchantement dans le salon, recouvrant d'une lumière dorée les bibelots et les meubles en bois. Sur le coup, aucun de nous ne l'a remarqué. C'est René qui s'en étonnera le premier : enfin de la lumière !

Pourtant, trois ans après la disparition d'Ève, la lumière n'est pas toujours au rendez-vous chez les Cournoyer. Leur chagrin est comme un nuage de plomb qui, des fois, leur obstrue la vue, leur écrase le coeur et leur coupe le souffle et puis, la vie reprend le dessus jusqu'au prochain orage, jusqu'à la prochaine averse de larmes.

Ce soir, avec Mara Tremblay, Catherine Durand, Anne-Marie Cadieux, Bernard Adamus et plusieurs autres, Francine, René et Jeanne seront moins seuls avec leur chagrin. Les chansons, les poèmes et les musiques feront revivre la mémoire de celle qui n'aura jamais eu 46 ans.

Ce soir, comme tous les autres soirs depuis trois ans, ce ne sont pas les souvenirs d'Ève Cournoyer qui manqueront.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Ève Cournoyer en 2005