Je revois très clairement la scène. C'était il y a déjà quatre ans. J'étais attablée au Continental après une projection du film Gerry. Sur la banquette devant moi, trois jeunes acteurs rencontrés pendant le tournage. Les trois étaient diplômés et sur le marché depuis plusieurs années. Ils avaient tous décroché des dizaines de petits rôles un peu partout, pourtant je ne les connaissais pas. Pour moi comme pour le grand public, ils appartenaient à la masse invisible des acteurs anonymes.

Il y avait le grand Mathieu Lepage, le plus jeune de la bande, celui qui interprète le rôle de Willie, puis Marc-François Blondin, celui dont je n'arrivais jamais à me rappeler correctement le nom, qui incarnait Johnny Gravel. Le dernier du lot, c'était Louis-David Morasse, qui interprétait Denis Boulet, le frère de Gerry, et que l'on reconnaît aujourd'hui dans la rue à cause du personnage de Philippe O'Hara dans la série télé O'.

Parce qu'à l'époque mon fils venait d'entrer à l'École de théâtre, je leur ai posé la question d'une mère inquiète pour l'avenir de son rejeton. Arrivez-vous à gagner votre vie avec votre métier?

Les trois m'ont assuré que oui, ils gagnaient leur vie comme comédiens. Ils ne gagnaient pas des millions ni de quoi s'acheter une bagnole de l'année ou un condo. Mais ils n'étaient pas non plus obligés de travailler comme serveurs, garagistes ou embaumeurs pour payer leur loyer. Leur métier était leur principale source de revenus. Sauf que pour y arriver, ils devaient se dédoubler et se déployer à travers mille et une déclinaison du métier: doublage, voix hors champ, publicités, soirées corpo, cours de théâtre, animation pour enfants, ateliers de formation, et que sais-je encore. Oui, ils gagnaient leur vie, mais à la sueur de leur front!

Pourtant, ces trois-là n'ont jamais envisagé de faire un autre métier. Idem pour les centaines de jeunes qui se présentent chaque année aux auditions des grandes écoles. Même si au bout de compte on ne choisira qu'une douzaine de candidats sur 600 ou 800, cette douzaine viendra vite grossir les rangs déjà peuplés de la profession.

Bon an, mal an, les écoles fabriquent et expédient 75 nouveaux comédiens dans le milieu. C'est énorme pour le petit marché québécois. Pas surprenant que ces cohortes massives et systématiques de diplômés aient de la difficulté à faire leur place, non seulement en sortant des écoles, mais parfois au bout de dix ans. Pas surprenant que certains se découragent en cours de route. Ou alors passent à un cheveu de plaquer le métier, comme a failli le faire Ève Landry.

Avant d'obtenir de haute lutte un rôle dans Unité 9, en 2012, la diplômée du Conservatoire était sur le point de faire sa valise et de retourner dans le Bas-du-Fleuve faire n'importe quoi sauf jouer, tant elle avait le sentiment qu'elle n'arriverait jamais à vivre de son métier.

Et que dire de Mathieu Quesnel, sorti du Conservatoire en 2006 et qui a fait mille boulots, vendu des plantes et des burgers avant que les choses débloquent enfin au bout de huit ans et qu'on lui offre trois premiers rôles dans trois films importants (Le vrai du faux, Le règne de la beauté et bientôt Paul à Québec), ainsi qu'une continuité dans SNL Québec.

Apprendre à être un comédien est une chose, le devenir professionnellement, une autre. Tant de facteurs incontrôlables entrent en jeu: la chance, le timing, être au bon endroit au bon moment, correspondre aux goûts du jour ou à l'air du temps comme certains chouchous, pas nécessairement plus talentueux que les autres, mais qui ont une énorme qualité: le public se reconnaît en eux.

C'est le cas de Guylaine Tremblay, la grande favorite, toutes catégories confondues. Mais pour une Guylaine Tremblay constamment sollicitée et au sommet de la pyramide salariale, combien compte-t-on de comédiens de talent désillusionnés, dont le téléphone ne sonne pas et qui crèvent de faim?

En même temps, les comédiens choisissent d'être comédiens. Personne ne les oblige à faire ce métier marqué par une grande précarité, mais aussi source d'immenses gratifications.

Cyrano n'a peut-être pas fait de Patrice Robitaille un millionnaire, mais ce rôle exigeant lui a apporté de belles compensations: le prestige, sa crédibilité d'acteur rehaussée, l'augmentation de sa valeur marchande, sans oublier les applaudissements et les ovations qui venaient gonfler son estime tous les soirs.

Bref, l'argent n'est pas tout. D'ailleurs, je ne connais pas un seul comédien qui ait choisi de faire ce métier pour l'argent. Les comédiens veulent briller, brûler les planches, attirer l'attention, se sublimer à travers des personnages, être aimés, désirés, applaudis et à terme reconnus à leur juste valeur marchande. Mais leur motivation première, contrairement à celle d'un entrepreneur, n'est pas de faire de l'argent.

Ce qui n'est pas une raison pour les sous-payer. D'ailleurs, vous ne me verrez jamais affirmer que les comédiens sont trop payés. Je n'ai pas le choix. J'ai un futur comédien à la maison qui est sur le point de déployer ses ailes. Je lui souhaite de vivre de son métier le plus tôt possible sans perdre ses illusions trop vite.