À quoi ressemblait New York à l'hiver 1943 lorsque André Mathieu, âgé de 13 ans, y donna son ultime concert? Certainement pas à la ville survoltée et hérissée de tours de verre qui défile à travers la vitre du taxi.

À bord, sur la banquette défoncée, le pianiste Alain Lefèvre mesure le chemin parcouru. Cela fait près de 30 ans qu'il s'évertue à réhabiliter le compositeur québécois, mort de chagrin et d'alcool à 39 ans. Or, dans quelques heures, au milieu du tumulte de cette ville qui ne dort jamais, Lefèvre concrétisera un vieux rêve. C'est en effet ce soir, avec l'Orchestra of St. Luke's de New York, sous la direction de la chef JoAnn Falletta, que le pianiste ramènera André Mathieu à Carnegie Hall, 70 ans après les premiers succès new-yorkais du prodige surnommé le Mozart canadien.

Au menu, deux compositions d'André Mathieu. La première est une courte pièce composée alors qu'il n'avait que 5 ans et qui lui valut ses premiers succès à New York. Après cette entrée en matière, le public new-yorkais découvrira la pièce de résistance de la soirée: le Concerto no 4, qualifié de monstrueux à cause de son degré de difficulté et dont la partition fut perdue, oubliée puis retrouvée miraculeusement par Denyse White, une ex-amoureuse d'André Mathieu, qui confia les acétates de la partition à Alain Lefèvre.

Arrivé en fin de journée, samedi, avec son inséparable compagne JoJo, Alain Lefèvre a passé les derniers jours enfermé dans des salles de répétition. Ce qu'il a vu de New York, il l'a vu de la fenêtre de sa chambre d'hôtel ou à travers la vitre d'un taxi.

Je l'ai retrouvé dimanche sous les premiers flocons d'une similitempête, en route pour une répétition privée au Baryshnikov Arts Center.

Pendant deux heures, sur un Steinway désaccordé dans une salle exiguë et sans fenêtres, le pianiste a répété inlassablement, face à un mur, les deux concertos, s'arrêtant de temps à autre pour commenter la tristesse d'un passage ou la furie d'un autre et pour déplorer la vie de solitude qu'est la sienne, peu importe la ville ou le pays.

«C'est la première fois que je fais Carnegie Hall, et faire cette salle mythique avec un compositeur inconnu, c'est un brin suicidaire, mais je m'en fous. Je le fais pour sortir Mathieu de l'oubli et pour tenter de lui redonner la place qu'il mérite dans l'histoire de la musique. C'est honteux que son talent ne soit pas plus reconnu. Mathieu, c'était notre Chopin, notre Rachmaninov à nous, mais on dirait qu'on a un problème à l'admettre», dit Lefèvre, en prenant des bouffées de sa cigarette électronique pour calmer son stress.

Deux heures plus tard, le visage en nage, mais heureux du travail accompli, Lefèvre abandonne le Steinway désaccordé et quitte le local pour aller s'enfermer dans sa chambre d'hôtel. Il y passera la soirée à regarder Batman et Hulk à la télé.

Le lendemain matin, à la première heure, nous remontons la 57e sous la pluie et la bruine. JoAnn Falletta, une petite brunette pimpante d'une cinquantaine d'années et une pionnière parmi les femmes chefs d'orchestre, attend Lefèvre au milieu de la galerie commerciale du Time Warner Center. Les deux se sont rencontrés à Québec, où Falletta a dirigé le Concerto no 4 avant d'inviter Lefèvre à répéter l'aventure avec son orchestre, à Buffalo.

Après les premières effusions, ils filent vers une salle de répétition. Cette fois, le Steinway a la pureté du cristal et Lefèvre en profite. Assise de biais par rapport au pianiste, un crayon à la main, la partition sur les genoux, Falletta ne cache pas son enthousiasme en écoutant la musique s'élever du piano. «C'est incroyable, la complexité rythmique et la sophistication de cette pièce», dit-elle, comme si elle redécouvrait un morceau de musique qu'elle connaît pourtant par coeur.

Dans la salle de répétition attenante, une cinquantaine de musiciens de tous les âges ont commencé à s'installer et à s'accorder. Le St. Luke's est à la base un orchestre de chambre de 22 musiciens auquel se greffent une trentaine de pigistes pour les concerts d'envergure. Ils jouissent d'une excellente réputation. Reste que ce sont des New-Yorkais. Ils en ont vu d'autres et n'hésitent pas à exprimer leur ennui ou leurs sarcasmes quand un programme leur déplaît. Ce ne sera pas le cas ce matin. Dès la première envolée sous la baguette de Falletta, ils se montrent alertes, énergiques et complètement engagés dans la musique.

«Une révélation»

Au bout de 20 minutes, à la première pause, ils font ce qui se fait rarement à ce stade-ci: ils applaudissent. Plus tard, plusieurs d'entre eux viendront féliciter Lefèvre. «Merci de nous faire découvrir cette musique fabuleuse, lance un contrebassiste à Lefèvre dans l'ascenseur. «Je n'avais aucune idée de qui était Mathieu, ajoutera un musicien de la section des cuivres, mais cette musique est une révélation. Il était temps qu'on la découvre.»

Dehors, sur l'asphalte mouillé, Lefèvre jubile. «Je m'attendais au pire, mais là, j'en reviens pas. Ils tripent vraiment sur Mathieu!»

Le 18 mars 1942, André Mathieu se retrouvait pour la deuxième fois sur la scène du Carnegie Hall, délégué par le Canada au Festival de musique des alliés. Ce soir-là, dans la salle, il y avait Eleonore Roosevelt, l'écrivain Thomas Mann et Albert Einstein, qui, ébloui par le jeune prodige, se leva spontanément de son siège pour l'applaudir. D'autres les remplaceront ce soir dans la salle. Parmi eux, des critiques de musique, des agents new-yorkais et environ 200 Québécois issus du milieu des affaires tels que Laurent Beaudoin, André Desmarais, Jean Fabi et l'entrepreneur-ingénieur Maurice Pinsonneault, l'instigateur de cette virée dans la Grosse Pomme.

Aux membres du Québec inc. s'ajoutera une constellation de vedettes comme Mitsou, Dominique Bertrand, l'acteur Patrick Drolet, qui incarna Mathieu au cinéma, et la productrice du film, Denise Robert. Ne manquera à l'appel qu'André Mathieu lui-même. Il aurait 84 ans aujourd'hui et serait sans doute le premier surpris de cet hommage. Mais qu'il soit là ou non, l'essentiel, c'est que sa musique résonne encore avec force dans la salle qui, 70 ans plus tôt, l'a consacré pour l'éternité.

Photo: archives La Presse

Le pianiste et compositeur André Mathieu a donné son ultime concert à New York en 1943. Il avait 13 ans.