Vous êtes un artiste en arts visuels inconnu qui en arrache? Personne ne vous connaît parce que personne ne parle de vous et personne ne parle de vous parce que personne ne vous connaît? Vous voulez briser le cercle infernal de la non-reconnaissance? Il n'y a qu'une solution: publiez une lettre de suicide sur l'internet. Une lettre de suicide artistique s'entend.

C'est ce que Stéphane Cadorette, 37 ans, a fait. Sa lettre a été publiée mercredi dernier sur le site de Bazoom.ca, mais par mesure de prudence ou d'opportunisme, Stéphane Cadorette, alias CadO, l'a aussi envoyée à quelques journalistes.

Son courriel a immédiatement hameçonné mon regard. Et pour cause! Il avait pour titre: «Lettre de suicide». J'ai immédiatement cliqué sur le courriel pour voir de quoi il en retournait. Je l'ai lu, une première fois, puis une deuxième, et très vite, il m'a semblé assez clair que le suicide en question était artistique et rien de plus.

Apparemment, certains l'ont lu plus vite que moi et, peu rompus aux métaphores poétiques du monde des arts, ont conclu que l'artiste allait s'enlever la vie. Quelques tweets paniqués ont même été envoyés dimanche, soit cinq jours après la première parution de la lettre, preuve que les nouvelles sur l'internet ne voyagent pas aussi vite qu'on le croit. Rendu à dimanche, CadO aurait déjà eu le temps de se suicider 14 fois.

Les flics, eux, au moins, ont été plus rapides. Ils ont débarqué chez CadO vendredi dernier pour l'empêcher de faire l'irréparable avant de constater qu'il y avait eu un malentendu.

Dans le monde des arts, les artistes se suicident chaque jour, pour mieux renaître le lendemain. Et, normalement, il n'y a pas mort d'homme ou de femme. Reste que la lettre de suicide de CadO est assez représentative d'une certaine confusion quant à la définition d'un artiste. L'essentiel de la lettre de CadO porte en effet sur son absence de reconnaissance.

«Malheureusement, écrit le peintre, le monde de l'art visuel demeure méconnu du grand public. Il est perçu comme un milieu clos réservé aux élites intellectuelles et aux gens plus aisés. Non seulement les médias en font trop peu la promotion, mais notre propre gouvernement ne cesse de couper le budget de la culture. Le résultat est que nous, les artistes, suffoquons sous le poids de cette non-reconnaissance.»

Le peintre semble penser que la notoriété et la reconnaissance sont non seulement le but, mais la raison d'être de la pratique artistique.

Si c'était le cas, Van Gogh aurait arrêté de peindre après son premier tableau, et combien d'autres seraient partis vendre des souliers au lieu de continuer à peindre envers et contre tous?

En principe, on ne crée pas pour être reconnu. On le fait parce qu'on est habité par un irrépressible besoin de s'exprimer et de laisser une trace dans la poussière du temps. La reconnaissance, c'est la cerise sur le gâteau, mais elle n'est pas garantie, ni de son vivant ni même après sa mort. C'est ce qu'on appelle les risques du métier.

Quiconque veut être un artiste pour devenir célèbre le fait pour les mauvaises raisons. Et quand on fait les choses pour les mauvaises raisons, c'est qu'on manque de référents et, à la limite, de culture.

Autodidacte

En discutant avec l'artiste, hier, j'ai compris d'où venait la confusion de CadO.

Issu d'une famille dysfonctionnelle - mère prostituée, père absent -, Stéphane a grandi dans plus d'une douzaine de foyers et de centres d'accueil jusqu'à ses 18 ans. L'art, dit-il, lui a sauvé la vie.

Autodidacte, il est devenu peintre sur le tas, sans formation et sans mentor pour le stimuler, l'encadrer et l'intégrer dans un circuit. On peut très bien faire son chemin en art sans passer par une école, mais à moins d'avoir des parents riches, le chemin sera plus ardu.

Ce fut le lot de Stéphane, qui a surtout gagné sa vie comme menuisier et comme métallier d'art. C'est lui, notamment, qui a travaillé le métal des sculptures de Roland Poulin, Rosemarie Goulet ou Micheline Beauchemin à la Tohu.

Bref, en tant qu'artiste, CadO a quand même réussi à faire son chemin, mais, de son propre aveu, en multipliant les compromis artistiques et en faisant des tableaux sur mesure et sans âme pour des agents sans vision.

Un jour, il a compris qu'il avait remplacé la création par une forme de prostitution. C'est de là qu'est venu son désir d'en finir. Non pas avec l'art. Mais avec la prostitution.

Vendredi prochain, à 16h, sur l'avenue du Mont-Royal, entre Papineau et Saint-Denis, CadO va profiter de la collecte des déchets pour jeter au rebut ses 30 dernières toiles. Les gens sont invités à en prendre possession gratuitement.

Une fois libéré de ces oeuvres, CadO entend continuer à peindre, mais pour personne d'autre que lui-même. Ce ne sera pas un suicide, puisque CadO n'a aucunement l'intention de s'enlever la vie. Ce ne sera pas un suicide artistique non plus, puisque CadO n'est pas encore un artiste. Heureusement, il lui reste la vie pour le devenir.