Tous les soirs depuis jeudi, une gigantesque boule miroir de 8 mètres de diamètre s'élève à 80 pieds dans les airs au milieu du quartier des spectacles de Toronto. Cette boule disco - la plus grosse du monde -, conçue par l'artiste montréalais Michel de Broin, a sonné jeudi soir l'ouverture de la septième présentation du festival des arts Luminato.

D'ici la fin du festival, le 23 juin, après la tenue de 200 spectacles et manifestations, il y a fort à parier que les éclats lumineux de cette boule faite de 1000 miroirs auront chassé plusieurs nuages noirs dans le ciel de Toronto, tout particulièrement ceux au-dessus de la tête du maire Rob Ford.

Effet du hasard ou de l'usure, les Torontois semblent ces jours-ci plus préoccupés par la rareté des billets pour les spectacles importants de Luminato que par la vidéo disparue du maire fumant du crack.

Hier après-midi, plusieurs faisaient le pied de grue devant le Bluma Appel Theater dans l'espoir de trouver un billet de dernière minute pour Vie et mort de Marina Abramovic, une superproduction théâtrale signée par le grand metteur en scène Robert Wilson, avec Marina Abramovic elle-même aux côtés de l'acteur américain Willem Dafoe.

Qui est donc cette Marina qui joue son propre rôle sur scène? Rien de moins que la grand-mère de la performance, une des premières à se servir de son corps comme matériau de création, une artiste excessive et téméraire qui, dans ses performances passées, s'est mutilée, flagellée et a parcouru à pied la moitié de la muraille de Chine pour aller à la rencontre de son amoureux et rompre avec lui.

En 2011, elle est devenue une rock-star avec The Artist is Present, une performance in situ au MOMA de New York. Tous les jours, de 10h à 18h pendant 3 mois (780 heures), elle est restée immobile sur une chaise, invitant les gens à venir un à un s'assoir devant elle. Le jour où Lady Gaga, une fan finie de son travail, lui a rendu visite, l'artiste de 67 ans est devenue la sensation de l'heure, attirant plus d'un demi-million de visiteurs à sa performance.

Mais ce n'est pas tant de son art qu'il est question dans Vie et mort que de son enfance malheureuse en Serbie, de ce père fou qui lui a offert un pistolet pour sa fête, de sa mère froide et abusive qui l'a poussée à jouer à la roulette russe avec sa vie dès l'âge de 14 ans.

Surtout, ne cherchez pas à tout comprendre, a lancé Jorn Weisbrodt, directeur artistique de Luminato (et mari de Rufus Wasinright), une heure avant le spectacle de deux heures et demie. Utile mise en garde, car il n'y a rien à comprendre à cette production, sinon qu'elle est magnifique. En revanche, il y a tout à voir, à ressentir et à méditer, et si possible sans faire appel à la raison. Poème visuel, spectacle métaphorique magnifié, tableaux vivant et émouvant, Vie et mort de Marina Abramovic emprunte autant au théâtre qu'à l'opéra, à la danse moderne et qu'aux arts plastiques.

Dans l'univers halluciné créé par Wilson, des anges noirs suspendus volent au-dessus de la scène, des dobermans (des vrais) bouffent les ossements d'un charnier, un homme se promène avec un python jaune (un vrai) autour du cou, une machine à laver explose, le tout au son de chants balkaniques mêlés aux chansons mélancoliques d'Anthony, un artiste pop transgenre et leader du groupe Anthony and the Johnsons. Et puis au milieu de cette stonerie stylisée, il y a Marina, fantôme fascinant dont la présence silencieuse embrase la scène, mais il y a surtout Willem Dafoe, narrateur et seul acteur parlant du spectacle, qui livre une performance assez éblouissante merci.

Vie et mort de Marina Abramovic est une des pièces de résistance de Luminato, mais elle n'est pas la seule. Demain soir, le festival vibrera au son des chansons de la grande dame du folk, Joni Mitchell. Pour les 70 ans de l'artiste, Luminato a réuni une poignée de chanteurs et de musiciens - Rufus Wainswright, Herbie Hancock et Glen Hansard - pour interpréter ses plus grandes chansons. Joni ne chantera pas, mais elle a promis de lire un poème qu'elle a écrit pour l'occasion.

Parmi les autres productions majeures de Luminato, mentionnons Feng Yi Ting, un opéra chinois contemporain mis en scène par le cinéaste Atom Egoyan, et L'Allegro, un ballet du Mark Morris Dance Groupe sur la musique de l'Oratorio d'Handel, créé en 1988 et rarement joué en raison de son ampleur. Mais grâce à un budget honorable de 12 millions (dont la moitié provient des gouvernements), Luminato a décidé de se payer la traite et de présenter ce ballet mythique, décrit par le New Yorker comme une des plus importantes oeuvres chorégraphiques du XXe siècle, avec ses 24 danseurs, son choeur de 26 chanteurs, ses 4 solistes et son orchestre baroque.

Cette septième présentation de Luminato est en réalité la première à porter de A à Z la marque du directeur artistique Jorn Weisbrodt, et les résultats sont probants, ne serait-ce que sur le plan de la perception publique. Finies les rumeurs de coupes de budget, envolés les reproches sur l'identité trop «corporative» de Luminato. Cette année, Toronto semble déterminé à vibrer avec Luminato. Peut-être pour mieux oublier le reste.