L'histoire de l'art est pleine d'ironies. Nous en avons eu la preuve, hier, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). C'était à l'occasion de la restitution du tableau Le duo, du maître ancien van Honthorst - un tableau datant de 1623 et préfigurant la dysfonction vestimentaire de Janet Jackson au Super Bowl de 2004.

Dans ce tableau lumineux à l'érotisme très caravagesque, une femme chante en duo avec son partenaire, le sein gauche complètement dénudé, façon Janet.

Mais l'ironie n'est pas dans ce sein étonnant de nudité en plein XVIIe siècle. Ni dans la restitution du tableau spolié par les nazis à la famille de Bruno Spiro, dont le petit-fils de 60 ans passés est venu expressément à Montréal pour l'occasion.

L'ironie est dans ce que Gerald Matthes, petit-fils de Bruno, entend faire avec les profits de la vente du tableau chez Christie's, à New York, le 5 juin. Empocher plusieurs millions au nom de son ancêtre? Pas vraiment.

Avec les profits de la vente, qui risque de rapporter gros, il dédommagera le MBAM, payera ses avocats et donnera le reste aux groupes pro-vie.

Lorsque le petit-fils de Bruno a fait cet aveu candide, dos au fameux tableau à l'érotisme ambigu, j'ai failli tomber en bas de mes talons. Pro-vie? Vous voulez rire?

Mais le petit-fils de Bruno ne rigolait pas. Pour cet homme qui a fait carrière dans le marketing avant d'ouvrir une boulangerie au nord de Detroit, une boucle vient d'être bouclée.

«Mon grand-père a fait fortune comme marchand d'armes. C'est la vente d'armes qui lui a permis d'acheter des centaines de grands tableaux, qui ont été par la suite confisqués par les nazis. Ce n'est qu'un juste retour des choses que l'argent que nous tirerons de cette vente aille à des groupes qui défendent la vie.»

Qui défendent la vie en empoisonnant la vie des femmes, ai-je failli répliquer à ce monsieur qui prive Montréal d'un tableau de grande valeur. Je lui ai plutôt demandé s'il n'aurait pas été plus opportun (voire sympa) de vendre le tableau au MBAM, qui l'avait acheté de bonne foi en 1969. Il m'a répondu que cela n'avait jamais été envisagé lors des discussions avec le musée. Traduction: le musée n'avait tout simplement pas les moyens de l'acheter.

Heureusement, il y a une belle fin à cette histoire. Un tableau quitte le musée pour aller garnir les coffres de groupes pro-vie, mais deux autres y arrivent. Le premier est un autre van Honthorst - Femme accordant son luth - de la même époque, mais sans parfum de Caravage ni sein sulfureux, mis en vente en janvier chez Sotheby's pour une somme estimée entre 300 000$ et 500 000$. C'est le marchand Jack Kilgore qui l'a acheté, puis revendu en mars au MBAM.

Mais la fin heureuse de cette histoire implique l'autre tableau, Enfants rentrant de l'école, du peintre autrichien Waldmüller, donné au musée par Georges Jorisch, survivant de l'Holocauste installé à Montréal depuis 1957. Ayant tout perdu dans la guerre, Georges a refait sa vie comme humble vendeur d'appareils photo. Au début du mouvement de restitution des oeuvres volées par les nazis, il y a une quinzaine d'années, il s'est souvenu des tableaux à Vienne, chez sa grand-mère, avant qu'elle ne soit déportée dans les camps. Un jour, en feuilletant des livres d'art, il est tombé sur deux tableaux de Gustav Klimt, qu'il a immédiatement reconnus comme ayant appartenu à sa grand-mère. Il a aussi reconnu un autre tableau dans un autre livre, Enfants rentrant de l'école, du maître autrichien Waldmüller. Il est parti à leur recherche. Pas pour l'argent. Pour le principe.

Je vous épargne les détails laborieux de sa quête parsemée d'obstacles. Ce qui compte, c'est qu'entre 2010 et 2012, l'humble vendeur d'appareils photo a retrouvé son tableau préféré ainsi que les deux Klimt. Il a vendu les Klimt chez Sotheby's, le premier - Litzberg am Attersee - pour 40 millions et le deuxième - L'église à Cassone - pour 45,4 millions. À noter qu'il a partagé les profits de cette vente faramineuse avec le musée de Salzbourg, qui avait le premier, et avec le particulier propriétaire du deuxième. Georges Jorisch a gardé Enfants rentrant de l'école, en promettant qu'à sa mort, il l'offrirait à Montréal et à son musée. Georges Jorisch est malheureusement mort il y a quelques mois. Hier, ses quatre enfants, dont l'illustrateur Stéphane Jorish et leurs enfants, étaient tous présents pour remettre le tableau préféré de M. Jorisch au musée.

L'histoire de l'art est pleine d'ironies, de détours étranges, et parfois aussi de fins belles et généreuses.