«Dire que le nom de toute cette destruction, de cette dévastation, de ce désastre, c'est... Sandy! Sandy, y'a-t-il quelque chose de plus insignifiant!» Cette remarque pour le moins ironique a été lancée lundi par David Letterman au milieu d'un studio vide et silencieux. Pour la première fois en plus de 30 ans de télé, le célèbre animateur a accepté, au nom de la sécurité publique et des ravages prévus de la tempête, d'enregistrer son émission... sans public. Le résultat fut une émission parfaitement surréaliste, dont la plupart des gags débités en tranches sèches et livrés avec un mélange de sarcasme et d'incrédulité tombaient à plat. L'heure de l'enregistrement - 17h30 - y était pour beaucoup. À cette heure-là, lundi, il était encore permis de faire des blagues et d'afficher à la caméra un scepticisme cool à la Denzel Washington par rapport à une tempête dont le nom ressemblait à une chanson des Beach Boys. «Come on», a d'ailleurs ironisé l'acteur américain, qui a bravé le mauvais temps pour se rendre chez Letterman. «C'est juste du vent et de la pluie.»

Au même moment, sur CNN, Ali Velshi, monsieur Catastrophe en personne, surnommé le «prophète de malheur chauve» par Jon Stewart, a commencé son guet au coin d'une rue, au milieu des outlets d'Atlantic City.

Rivalisant de bravade avec l'intrépide Anderson Cooper, Velshi, un journaliste et économiste pakistano-canadien, a fait son nom et sa réputation sur le dos des attentats à Islamabad et des ouragans Katrina, Ike et Gustav. Pour les uns, c'est un matamore, pour les autres, un clown - une définition qui correspondait bien à ma première impression de lui.

Engoncé dans son coupe-vent rouge, les pantalons gonflés par le vent, les pieds pataugeant dans des flaques d'eau, Ali tentait déjà, à 17h30 lundi, de nous convaincre que l'heure était grave. Manque de chance, au même moment, trois bozos ont surgi en maillot de bain derrière lui. Le plus joyeusement du monde, ils se sont mis à faire des grimaces et à sauter dans la flotte comme s'ils étaient aux glissades d'eau. Le réalisateur de l'émission a immédiatement coupé et est passé à une autre image, affolé à l'idée que cette scène trop drôle puisse donner l'impression que Sandy n'était qu'une sinistre farce météorologique mise en scène pour mousser les cotes d'écoute de CNN.

Les trois bozos m'ont bien fait rire. Ils illustraient à merveille le scepticisme général à l'égard de toutes ces tempêtes du siècle, claironnées par les miss et messieurs Météo de la planète et qui, la plupart du temps, se sont avérées des histoires de fausse épouvante destinées aux enfants et moussées par les chaînes d'infos en continu - à qui les catastrophes profitent toujours.

D'ailleurs, Frankenstorm, le premier surnom de Sandy, exprimait bien le scepticisme d'un peu tout le monde, y compris les médias, à l'égard de ce faux monstre qui s'invitait pour l'Halloween.

Tout cela pour dire qu'avant lundi soir, personne n'y croyait tellement à cette tempête, pas même le maire d'Atlantic City, qui s'est opposé à l'évacuation de ses concitoyens malgré la consigne lancée par le gouverneur de l'État.

Ce que les premières heures de Sandy ont démontré, c'est que nous avons la catastrophe aussi usée que le métal des vieux avions. Et pour cause! Trop souvent, on a crié à la catastrophe pour nous. Trop souvent, la catastrophe a accouché d'une souris. Et trop souvent, on a esquivé les causes de ces catastrophes pour verser dans un sensationnalisme excitant, mais vide.

J'ai quitté Ali le clown à l'heure du souper. Je l'ai retrouvé quelques heures plus tard. La nuit était tombée. Ali était toujours au même poste et relayait toujours les mêmes infos, stoïque dans son coupe-vent rouge. La seule différence, c'est que l'eau de la flaque dans laquelle il pataugeait lui arrivait maintenant à la taille.

Subitement, il n'y avait plus matière à rire ni à traiter de clown un type qui, au nom du droit à l'information, venait de passer plus de sept heures dans l'eau, le froid et le vent. N'empêche.

Quarante-huit heures plus tard, pendant qu'on compte les morts et qu'on prend l'affolante mesure des dégâts, Ali est probablement reparti sur la route à la recherche d'une nouvelle catastrophe. Et comme des tempêtes aussi extrêmes que Sandy risquent de devenir de plus en plus fréquentes en Amérique du Nord, Ali ne manquera pas de travail. Sauf qu'un jour, le fait de témoigner de la dévastation ne sera pas assez. Un jour, il faudra qu'Ali et ses semblables cherchent à comprendre pourquoi de mauvaises blagues climatiques comme Sandy s'acharnent sur nous. Et surtout, ce que nous avons fait, ou pas fait, pour les mériter.