Faut-il qu'un artiste disparaisse pour qu'on s'intéresse à son sort, pour qu'on se penche sur son oeuvre, pour qu'on ait envie de plonger dans son univers? C'est la question que je me suis posée dimanche soir en apprenant par les réseaux sociaux la disparition, à 43 ans, de l'auteure-compositrice-interprète Ève Cournoyer.

C'est d'abord moi-même que je visais par cette question puisque je ne connaissais pas Ève Cournoyer, sauf de nom, n'avais jamais assisté à une de ses prestations au Quai des brumes ou ailleurs, étais incapable de nommer le titre d'une de ses chansons ou de dire de quel style musical et poétique elle se réclamait.

Pourtant, sa mort subite, brutale, imprévue, m'a bouleversée.

J'ai immédiatement pensé à Nelly Arcan, qui, le 24 septembre 2009, s'est enlevé la vie dans des circonstances douloureusement similaires: c'est-à-dire après avoir accouché d'un nouveau roman qui se voulait un appel à la vie et un retour à la lumière après un long cycle de noirceur.

Au moment de sa mort, Nelly venait de remettre à son éditeur le manuscrit de Paradis clef en main, dont elle était très fière. À ses proches, elle disait qu'elle voyait enfin la lumière au bout de son tunnel personnel. Mais son vieux mal de vivre, insistant, tenace et implacable, est revenu de plus belle et a fini par avoir raison de ses forces et de sa vie.

Ève Cournoyer aussi était heureuse et fière, mardi dernier, le jour du lancement de son nouveau CD, Le labeur de la fleur.

Ce soir-là, le mot «lumineux» est souvent sorti de sa bouche comme la preuve qu'elle avait enfin réussi à chasser l'adversité et la souffrance de son vocabulaire. Mais qui sait si, par ce mot emprunté à un bonheur qu'elle avait rarement ressenti, elle ne cherchait pas à se convaincre elle-même?

Un témoin plus intuitif que les autres m'a raconté avoir vu un fond de tristesse sous le feu de celle qui, cette année seulement, tout en se débattant avec les affres de la création de son CD, avait déménagé huit fois.

Mais l'enthousiasme du travail accompli a continué d'accompagner Ève Cournoyer toute la semaine dernière. Elle avait même, samedi, envoyé par courriel à ses musiciens les premières dates de sa tournée de l'automne. Et puis, allez savoir pourquoi, dimanche, tout s'est écroulé. Une trappe noire et profonde, grouillante de désespoir, s'est ouverte et a englouti Ève Cournoyer.

Je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé. Et je ne parle pas de sa mort, dont je suis convaincue que personne n'aurait pu la détourner. Je parle plutôt de sa vie, des 4 CD en 10 ans qu'elle a conçus, écrits, produits à bout de bras, de manière totalement indépendante, avec intégrité et intransigeance.

Comment se fait-il que je sois passée à côté de cette artiste talentueuse et authentique, de sa voix singulière, de ses textes toujours signifiants, de la force percutante de son rock?

J'écoute Tout arrive, irrésistible chanson pop pour laquelle elle a reçu un prix de la Socan en 2006, et je n'entends pas une artiste de la marge. J'entends une artiste engagée, engageante, aussi attachante qu'Ariane Moffatt, aussi délicieusement anticonformiste que Pierre Lapointe, et dont les musiques sont aussi accessibles et accrocheuses que celles de Karkwa ou des Cowboys fringants.

Pourquoi le succès a-t-il été leur lot et pas le sien?

Il serait facile d'en attribuer la cause à une industrie qui n'en a que pour les produits formatés, lisses et chromés, et qui reste sourde aux voix originales et personnelles comme la sienne.

Ève Cournoyer était la première à dénoncer cette industrie qui semblait l'exclure. Mais en fin de compte, c'est plus compliqué que ça, comme me l'ont raconté des gens qui l'ont connue.

Ève Cournoyer refusait de jouer la game, de faire les compromis qu'un jour il faut bien faire pour rejoindre un plus large public. En tant qu'ancien mannequin, ses années dans le milieu de la mode lui avaient laissé un goût amer et une aversion pour toute forme d'esthétisme. Elle s'habillait n'importe comment, ne se maquillait pas et prenait un malin plaisir à laisser les cernes creuser son beau visage.

Elle était féministe, solidaire des femmes et mère d'une fille qu'elle élevait seule et à qui plusieurs de ses chansons sont dédiées. Inspirée par les écrits de Virginia Woolf, elle avait un jour confié à un ami son respect pour la décision de l'écrivaine d'en finir avec ses jours en s'enfonçant dans une rivière, les poches lourdes de cailloux.

Lundi soir, les amis et musiciens d'Ève Cournoyer se sont réunis au Quai des brumes pour pleurer sa disparition. À eux, il reste une foule d'images et de souvenirs de cette belle grande brune qui brûlait d'un feu intense. À moi, il ne reste que ses chansons, le son singulier de sa voix et la conscience douloureuse qu'elle ne reviendra plus, mais que de son labeur naîtront d'autres fleurs que, cette fois, je ne ferai pas l'erreur de négliger.