Je ne sais pas s'il y a encore beaucoup de Canadiens qui se réveillent en sueur la nuit en se demandant où est Karla Homolka. Je sais en revanche qu'il y a une joyeuse bande de cinglés sur le web qui, depuis des années, alimentent de fausses rumeurs à son sujet. Les uns l'ont vue aux Bahamas; les autres à Hamilton, en Ontario; certains prétendent qu'elle enseigne dans une école primaire des Antilles ou, mieux encore, qu'elle a une petite entreprise de couches écolos.

C'est bien beau de s'improviser blogueur, mais vient un moment où la réalité a besoin d'un journaliste professionnel pour démêler le vrai du faux.

À cet égard, ma reconnaissance la plus sincère va à Paula Todd, cette avocate et journaliste indépendante de Toronto qui a pris l'avion pour la Guadeloupe et qui, à partir d'un banal bout de papier administratif, a retrouvé, cachée dans un immeuble résidentiel au fond d'une rue sans issue, la meurtrière la plus célèbre du Canada, qui vit maintenant sous le nom de Leanne Bordelais.

L'enquête de Paula Todd et l'heure qu'elle a passée avec Karla et ses trois marmots ont produit un objet hybride, uniquement disponible sur le web, une sorte de livre de l'avenir à mi-chemin entre le très long reportage et le très court récit.

Comme des centaines de curieux, j'ai acheté Finding Karla sur iTunes pour la modique somme de 2,99$. Mais contrairement aux lecteurs qui se sont plaints de la minceur du texte ou du fait qu'on n'apprend pas grand-chose sur la nouvelle vie de Karla, je n'ai pas été déçue.

Il y a d'abord, dans Finding Karla, une leçon sur le journalisme d'aujourd'hui et sur les formidables outils à notre disposition sur le web, pour autant que l'on sache s'en servir.

Car Paula Todd ne s'est pas contentée de «googler» Karla Homolka, Émilie Bordeleau ou Leanne Bordelais. Elle a passé des jours et des jours à fouiller les sites, à creuser et à s'enfoncer dans les profondeurs virtuelles grâce à des moteurs de recherche sophistiqués qui, au début, n'ont rien trouvé d'intéressant. Au bout d'une semaine, la journaliste allait tout abandonner quand subitement le web lui a recraché un document administratif d'une banalité à pleurer, mais assez précis pour lui confirmer qu'elle tenait une piste.

C'est sur la force relative de cette piste qu'en mai, la journaliste s'est envolée vers la Guadeloupe, une île de 1628 km2 où, dans certains coins, les rues n'ont pas de nom et les maisons, pas d'adresse civique.

Par un concours de circonstances, quelqu'un à son hôtel lui a indiqué comment se rendre dans le quartier nommé sur son bout de papier. Et par un concours encore plus extraordinaire, lorsqu'un automobiliste impatient l'a chassée de la route et fait bifurquer sur un chemin de terre, la journaliste s'est retrouvée devant une boîte aux lettres. Un nom y clignotait en jolies lettres rondes, un nom trop beau pour être vrai: celui de Leanne Bordelais.

J'imagine que les choses ne se sont pas exactement passées ainsi et que Paula Todd avait plus d'infos qu'elle ne le laisse entendre. Sans doute cherche-t-elle à protéger ses sources ou alors à éviter un déferlement médiatique sur le pas de la porte de Karla. Peu importe.

L'essentiel, c'est que nous franchissons avec elle le petit sentier qui mène à l'immeuble résidentiel niché dans les arbres. Le soleil plombe sur les lieux silencieux. Une Guadeloupéenne souriante l'accueille au rez-de-chaussée, la conduit au fond du deuxième étage, devant un escalier emboîté dans une cage en métal. La grille de la cage est ouverte, la journaliste gravit les marches, franchit la galerie et se retrouve devant la fenêtre d'une cuisine où une femme, petite de taille, les cheveux châtains, lave la vaisselle. La femme se retourne: c'est elle, c'est Karla.

Passé la surprise des deux femmes, la panique du conjoint Thierry Bordelais qui se précipite sur le téléphone, une valse-hésitation s'organise et envoie Karla et la journaliste au salon. Il ne se passe rien, mais tout est dans les détails: le divan de velours, le salon propre et coquet, le gamin de 5 ans et la petite de 3 ans couleur caramel, qui grimpent sur les genoux de leur maman adorée, la maman qui donne fièrement le sein au petit dernier d'un an avant d'envoyer la marmaille faire des capucinos, la journaliste qui patine, Karla qui tente de savoir comme elle a été retrouvée et qui alterne entre le chaud et le froid, et cette impression étrange, surréaliste, de la vie qui continue malgré tout, la vie qui lave l'horreur et le sang et qui aboutit ici, au fond d'une rue sans issue, à essayer de se recomposer un visage de normalité.

À l'heure qu'il est, Karla a peut-être déjà plié bagage, peut-être pas. L'important, c'est que nous l'avons retrouvée. Et que nous la retrouverons encore. Toute femme libre qu'elle soit, elle ne le sera jamais entièrement.