Un jour, il n'y a pas si longtemps, Rufus Wainwright a eu le malheur de déclarer qu'il détestait Toronto, une ville qui se prenait pour le New York du Midwest. Mal lui en prit, car la vie allait bien vite se charger de lui faire ravaler son insolence.

En janvier dernier, l'amour a poussé Rufus à déménager dans le «New York du Midwest» pour être plus près de son fiancé, le nouveau directeur du festival des arts Luminato.

«Salut T. O., ça fait du bien d'être de retour à la maison!», a lancé le nouveau transfuge à la foule d'environ 3000 spectateurs rassemblée dimanche soir devant la grande scène extérieure de Luminato, entre deux immenses bannières très voyantes des commanditaires Kia et L'Oréal.

Entouré de six solides musiciens et de deux épatantes choristes, Rufus a donné dimanche soir, dans sa nouvelle ville d'adoption, le coup d'envoi d'une tournée nord-américaine qui le mènera sur la grande scène du Festival de jazz de Montréal, le 28 juin.

Si l'on est de Toronto, on peut voir la primeur de ce spectacle de 90 minutes et de 21 chansons comme un cadeau. Si l'on est de Montréal, on envisage plutôt ce cadeau comme un prélude, voire une répétition générale avant le Festival de jazz.

Les raisons qui plaidaient pour la répétition générale, dimanche soir, étaient nombreuses, allant de cette foule, peu populeuse pour un spectacle extérieur gratuit, à l'ambiance tranquille, un brin éteinte par l'interdiction de bière et d'alcool sur le site, et par le fait que les nuits de Montréal sont tout simplement plus chaudes et exubérantes que celles de Toronto.

Quant à Rufus, portant lunettes de soleil et costume clinquant, il a semblé au départ un peu distrait, fatigué par le décalage horaire et troublé par l'hommage rendu au préalable par ses musiciens en guise de première partie.

Il a entamé le concert a cappella par une chanson en forme de prière, Candles, le récit touchant de sa quête de lampions dans des églises qui en étaient dépourvues, ce qui l'empêchait d'honorer la mémoire de sa défunte mère, Kate McGarrigle.

Puis, les autres chansons de son nouvel opus, Out of the Game, se sont succédé et souvent dans le même ordre qu'elles apparaissent sur le CD, entrecoupées de certains classiques comme Going to a Town, Greek Song et April Fools.

Longtemps Rufus a campé une figure romantique et tourmentée, prostré sur un piano auquel il était soudé irrémédiablement. Or, dans ce nouveau spectacle plus pop, il est debout au micro la plupart du temps, laissant le piano à son claviériste. Parfois il s'accompagne à la guitare, parfois il danse en se balançant la tête comme un enfant.

Rufus n'est pas une bête de scène à la Mick Jagger, mais il compense sa relative immobilité par la puissance poignante de sa voix, par la musicalité de ses chansons, et par son sens de l'humour et de l'ironie mordante.

Il en fait la preuve éclatante avec Martha Wainwright, sa soeur qu'il a surnommée «belle poupoune». Lorsqu'elle s'amène sur scène pour un duo en hommage à leur mère, étonnée par le clinquant de sa tenue, elle lui lance: «J'ai l'air de quoi à côté de toi?» Rufus lui répond du tac au tac: «T'inquiètes pas, t'as des seins.»

Plus tard, Rufus rappellera qu'il est aussi le fils de Loudon Wainwright III, avant d'entonner One Man Guy, composition paternelle que son guitariste Teddy Thompson, qui l'accompagne vocalement, chantera mieux et avec plus d'âme que lui.

Les nouvelles chansons de Out of the Game tournent beaucoup autour de l'amour, et plusieurs comme Perfect Man, Song Of You et Respectable Dive évoquent celui qu'il nomme «my dear boyfriend» et qu'il épousera en août. Mais Rufus étant Rufus, aucune chanson ne verse dans le bonheur béat et fleur bleue du futur marié comblé. Tout le contraire.

De retour au piano, Rufus entonne une ode à la petite Viva, 16 mois, qu'il a eue avec la fille de Leonard Cohen. Du clavier, il fait surgir des accords riches et incandescents sur des paroles audacieuses évoquant les deux papas que Viva viendra un jour retrouver dans leur maison à Montauk, mais sans obligation de rester, comme si sa vaste expérience de la vie et la complexité des relations familiales empêchaient déjà Rufus de trop s'illusionner.

Une heure et demie et 21 chansons plus tard, Rufus a tiré sa révérence, souriant, en sueurs, ragaillardi et surtout, prêt à tout recommencer le 28 juin à Montréal. Chez lui.