Au printemps 1980, après la fin du tournage de la campagne référendaire, Denys Arcand s'est enfermé dans une salle de montage de l'ONF où, si j'en crois ce qu'il écrit, tous les jeudis après-midi il a reçu son livreur de drogue attitré. La même année est né, à Lévis, Carl Bergeron, un bébé sans signe distinctif particulier, qui a grandi normalement, a étudié les sciences politiques et la littérature française avant de devenir un jeune intellectuel actif et respecté.

Pourquoi je raconte tout ça? Parce que je trouve délicieusement drôle de juxtaposer ce bébé naissant à un Denys Arcand complètement gelé, sachant que 30 ans plus tard, le bébé et le «drogué» deviendraient complices le temps d'un essai, Un cynique chez les lyriques, publié chez Boréal. De cet essai portant sur son oeuvre cinématographique et sur son rapport au Québec, Arcand écrit en préambule: «J'ai lu le texte de Carl Bergeron... et j'ai tout de suite été touché par sa pertinence. Rarement avais-je eu l'occasion de lire quelque chose à mon sujet d'aussi clairvoyant

Forte de cette recommandation et ne doutant que modérément de son objectivité, je me suis lancée dans la lecture de cette courte, mais très dense analyse symbolique et philosophique des films de Denys Arcand depuis On est au coton en 1971 jusqu'à L'âge des ténèbres en 2007. Heureusement que j'avais vu ses 14 films, sinon j'aurais été un peu perdue, état qui s'est néanmoins emparé de moi. Pas immédiatement, parce que les réflexions sur la nature du cynisme qui traverse l'oeuvre du cinéaste et habite l'homme sont pertinentes, mais, à la longue, à mesure qu'une lourdeur intellectuelle s'installe et finit par assommer le lecteur.

Carl Bergeron écrit bien, mais il écrit trop des phrases comme «détachées de ses fondements moraux, la raison occidentale s'est laissée contaminer par les métastases de l'inertie et de l'indifférence». En revanche, j'ai pris plaisir à lire les notes de Denys Arcand marquées au fil du texte et regroupées à la fin. On y découvre des aveux étonnants de la part d'un cinéaste qui se montre généralement plus avare avec les médias. Des aveux sur son enfance à Deschambault, qu'il qualifie de «village écrasé sous la chape du silence catholique», aux côtés d'une mère pour qui toute vérité n'était pas bonne à dire et qui menaçait régulièrement de lui laver la langue avec du savon, déclenchant chez son fils un besoin impérieux de décrire la réalité telle quelle, besoin qui deviendra le moteur de son oeuvre.

Plus tard, la figure autoritaire de la mère sera remplacée par la génération du baby-boom, génération lyrique, dont Arcand, né en 1941, ne fait pas partie. Drapés dans le fleurdelisé de leur nationalisme, les lyriques, comme en écho à la mère d'Arcand, refuseront d'entendre la vérité des faits historiques et des statistiques démographiques que leur rappelle le cinéaste.

Parce qu'il ne partage pas l'élan et l'enthousiasme des lyriques, Arcand deviendra dès lors, et pour longtemps, le cynique officiel de la famille, celui qui refuse de chanter en choeur, quitte à se retrouver tout seul dans son camp. Mais Arcand ne vit pas isolé pour autant. Dans les pages consacrées à son statut d'artiste au Québec, il nous fait part de ses liens d'amitié avec Denis Villeneuve, de ses rencontres avec des jeunes cinéastes québécois comme Podz, Alain Desrochers et Benoît Pilon, et du coup de fil salutaire que lui fit feu Pierre Falardeau pour lui dire qu'il avait aimé Stardom, un film détesté de tous.

Plus loin dans l'essai, quand Carl Bergeron devient un peu trop mélodramatique en affirmant que Arcand n'a pas pu aller à Hollywood parce que «le Québec est sa souffrance, mais aussi la condition de sa création», le cinéaste le ramène sur terre. Il plaide qu'il n'a pas fait carrière à Hollywood, tout simplement parce qu'on ne lui a jamais proposé un bon scénario et que si les bons scénarios lui ont toujours échappé, c'est parce qu'il était dernier sur la liste des réalisateurs-vedettes et n'y avait pas accès. Point.

À défaut de faire la preuve que Denys Arcand a raison de croire que le Québec est un «nain politique» dans une «histoire impossible», l'essai de Carl Bergeron nous fait voir l'homme sous une lumière plus douce et plus sensible. On en oublie l'âpreté de son cynisme et le son du grincement de ses dents. Ça fait du bien.