Les premiers billets pour le spectacle franglais de Sugar Sammy ont mis à peine une heure à s'envoler. Depuis, les supplémentaires n'ont cessé de s'ajouter. Ce qui ne devait être qu'un show expérimental d'un soir est devenu un phénomène qui occupera l'Olympia de Montréal pendant plus d'un mois et fera le plein de plus de 35 000 spectateurs.

Signe des temps, les Québécois, du moins ceux qui vivent à Montréal, ne semblent plus avoir peur de se mesurer à l'autre solitude qu'ils ont si longtemps évitée. Mais assise dans la salle le soir de la première de You're gonna rire, je me suis demandé deux choses: est-ce que les francophones qui ont sauté sur les billets, trop heureux de laisser leur nationalisme au vestiaire et d'afficher leur tolérance, ont conscience de l'étrange produit qu'ils ont acheté? Deuxième question, encore plus importante: are we really rendus là? Dans ce no man's land hybride où deux langues et leurs cultures s'affrontent et tentent une greffe étrange qui, à mon humble avis ne marche pas vraiment, par la faute de Sugar Sammy lui-même, ce beau grand mec au talent et au charisme indéniables, deux qualités qui l'ont malheureusement rendu paresseux, côté contenu.

Are we really rendus là? À cette foutue question de 7 millions, j'ai d'abord répondu oui. Quand Sugar Sammy plonge en français dans le multiculturalisme montréalais, qu'il nous raconte son enfance à Côte-des-Neiges avec ses copains haïtiens aussi perdus et mystifiés que lui par la culture québécoise, il est drôle, décapant, irréverencieux, en un mot formidable. Il nous donne accès à une réalité inexplorée par les humoristes québécois et ça fait du bien de se promener avec lui dans cet univers si proche et si lointain. Quand Sugar Sammy rit de nous comme de lui-même, donnant à tous les nationaleux qui carburent à la fierté d'être québécois la possibilité de lâcher du lest pour un soir et de ranger leur ceinture fléchée, c'est magique.

Quand il switche à l'anglais, la magie s'envole en fumée. On se retrouve en présence d'un stand-up comic classique à l'américaine, semblable à des centaines d'autres, rabâchant des vieilles jokes de cul, sexistes et vulgaires, avec un humour dont la seule vraie subversion consiste à proférer fuck toutes les deux minutes. Dans un petit club enfumé où la bière coule à flots, passe encore. Mais dans un grand théâtre où il n'y a aucune possibilité d'échappatoire, ça laisse à désirer.

Si Sugar Sammy s'était donné la peine d'écrire du matériel anglais original pour son show full franglais, il m'aurait sans doute convaincue à 50,1% de l'intérêt de sa démarche. Mais de toute évidence, il s'est contenté de recyler du vieux stock testé dans toutes les «soirées corpos» de Dubaï jusqu'au Texas, qu'il se tape en une année, et de le greffer platement à son matériel français.

Par moments, je me suis sentie carrément gênée de la position dans laquelle Sugar nous plaçait, tous les francophones de la salle et moi. Une position de rire forcé pour avoir l'air cool et au-dessus de ses affaires, une position de docilité bienveillante où l'on rit pour signifier qu'on est capables d'en prendre et où l'on s'interdit la moindre protestation de peur de passer pour des prudes ou des pleutres.

Il n'y a pas de vraie tradition de stand-up au Québec. Même Yvon Deschamps qui, dans les premiers temps, se présentait seul, sans décor ni costume, construisait un univers et des personnages, qui finissaient par créer un show drôle mais théâtral. Cela ne veut pas dire que le stand-up n'est pas une forme humoristique légitime. Quand le stand-up sur scène a pour nom Jerry Seinfeld, Woody Allen ou Lenny Bruce, c'est du grand art. Mais Sugar Sammy a encore des croûtes à manger, en français, en anglais et en punjabi, avant de s'y rendre. Il pourrait d'ailleurs commencer par réécrire la chute de son spectacle. Terminer avec un mari qui ordonne à sa femme de lui faire une pipe sous prétexte qu'il paie l'épicerie, est une chute franchement poche. Désolée, Sugar, mais on est rendus plus loin que ça.

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