Lucie Laurier a quitté Montréal pour Paris il y a trois ans. Elle a joué dans une pièce de boulevard, a rencontré l'amour, puis l'a perdu, mais elle a surtout renoué avec sa soeur Angela et découvert le métier de metteur en scène. De retour à Montréal, elle nous présente à l'Usine C le fruit de son travail avec Angela et son frère Dominique dans J'aimerais pouvoir rire.

En route vers l'Usine C, j'essayais d'imaginer à quoi ressemblait Lucie Laurier. Je ne l'avais pas vue depuis des lunes, ni dans la vie ni au cinéma. Avait-elle changé? Était-elle toujours aussi jolie? Avait-elle grandi, maigri, vieilli? Sa première mise en scène avec sa grande soeur Angela et son frère schizophrène Dominique l'avait-elle transformée en ascète tourmentée, vivant uniquement dans sa tête et désormais réfractaire à toute forme de séduction? Autant de questions qui se sont résorbées instantanément lorsque Lucie Laurier a franchi la porte de la salle de réunion avec ses talons de cinq pouces signés Miu Miu et sa robe en dentelle noire.

Elle n'avait pas changé d'un iota malgré ses 36 ans et son nouveau statut de metteur en scène. C'était toujours la même beauté sombre et souriante, pleine d'humour et de dérision, regrettant de ne pas jouer plus souvent au cinéma et parlant d'abondance avant de s'arrêter au milieu d'une phrase pour s'inquiéter de ses propos. J'ai l'impression que je ne suis pas claire, non?

Il y avait beaucoup de choses à dire, beaucoup de temps à rattraper et une mise à jour sur les trois années écoulées s'imposait. Avant, il fallait régler une chose. Pourquoi t'es partie? lui ai-je demandé à brûle-pourpoint. Elle a répondu du tac au tac, sans tergiverser.

«Pour toutes sortes de raisons. D'abord à cause d'une certaine lassitude. J'avais vécu une grosse crise de la trentaine sans être devenue l'artiste que je voulais être. J'avais l'impression de tourner en rond, de devenir un peu quétaine. J'avais le goût de me faire oublier pour me retrouver, pour écrire, pour apprendre à trouver le mot juste et pour enfin accoucher du projet de disque dont je parle tout le temps, mais qui n'a toujours pas vu le jour. Surtout, je crois que j'avais envie de travailler sur la deuxième partie de ma vie ailleurs qu'à Montréal.»

Cette deuxième partie a commencé de manière un peu surprenante sur les planches du théâtre du Gymnase à Paris, avec une pièce de boulevard, Le siècle sera féminin ou ne sera pas. Lucie y interprétait une dentiste castrante, aux côtés d'une douzaine d'autres acteurs dont Charlotte Valandrey et Doc Gynéco.

«Une erreur, dit-elle aujourd'hui. Le peu d'intégrité artistique qu'il y avait au départ a vite fondu avec le succès et le spectacle n'a pas tardé à devenir complètement pouette pouette. J'ai passé trois mois à ne rien ressentir sur scène. J'étais soulagée que ça finisse.»

Visions opposées

À peu près à la même époque, sa soeur Angela, ex-contorsionniste du Cirque du Soleil, établie en France et devenue un nom dans le théâtre de rue et la performance d'avant-garde, a créé Déversoir. Spectacle coup-de-poing en forme de règlement de comptes, Déversoir portait sur la relation d'Angela avec un père dépressif qui fut bûcheron, puis restaurateur. Mais surtout, Angela se mettait en scène avec son frère Dominique, diagnostiqué schizophrène l'année où Angela a choisi de devenir une artiste de la contorsion et de soumettre son corps à une douleur physique perpétuelle.

Le soir de la première à Paris, Lucie, la dernière des neuf enfants Laurier, était dans la salle pour applaudir sa soeur. Le cri du coeur d'Angela l'a émue, bouleversée, tout en lui faisant comprendre que sa propre vision de sa famille était diamétralement opposée. «Moi, ce qui me fait halluciner avec les membres de ma famille, c'est leur incroyable résilience. Je n'en reviens pas de voir comment ils ont réussi à tenir le coup et à survivre malgré tous les malheurs qui sont arrivés.»

Cette différence de point de vue explique pourquoi Lucie a d'abord refusé de signer la mise en scène de J'aimerais pouvoir rire, la suite de Déversoir. «Déversoir était un règlement de comptes tout à fait légitime, mais la suite s'annonçait de la même eau et ça ne me tentait pas de retourner là. Moi, voir un malade sur une scène juste parce qu'il est malade, j'en ai rien à foutre. J'ai donc refusé et refusé, consciente en plus que l'équipe d'Angela ne voulait rien savoir de moi. Mais Angela a insisté. Elle n'avait pas le choix, elle n'avait personne pour la diriger et j'ose croire qu'elle me voulait pour ma franchise et parce qu'elle croyait à mon intégrité artistique. Alors j'ai accepté de plonger.»

Malgré les 15 années qui les séparent, Angela et Lucie ont toujours eu une relation spéciale. Quand Lucie apprenait la contorsion à l'École de cirque, Angela était sa professeure et n'hésitait pas à lui faire la vie dure ni à lui donner des claques quand elle manquait son coup. Mais une affection, indéfectible et réciproque, venait toujours au secours de leur relation. Encore aujourd'hui, Lucie affirme que l'influence d'Angela a été déterminante dans sa vie.

Décoller de la réalité

Bien qu'elle n'ait jamais signé de mise en scène au théâtre ou ailleurs, Lucie avait une vision claire de la direction qu'elle voulait prendre pour J'aimerais pouvoir rire, cette expression ironique que son père répétait ad nauseam dès qu'un problème survenait.

«L'important à mes yeux, c'était de décoller du documentaire, de décoller de la réalité plate pour entrer dans la poésie et faire ressortir le côté lumineux de la folie. Je voulais aussi à tout prix éviter le voyeurisme de la téléréalité qui me dégoûte profondément. En même temps, je ne suis pas sans savoir que la vie fait mal. Au début, tout est beau, tout est nouveau et puis la douleur, le mal-être, la tristesse, la maladie, tout ça se met de la partie. Mais c'est ça, la vie. J'ai lu un tas de livres sur la mise en scène et je voyais le show comme un opéra, avec une succession de tableaux qui passent du noir à la lumière, tout ça dans le but non pas de mettre en scène les bébittes de notre famille, mais de montrer ce que notre famille a d'universel.»

Présenté en février 2010 au Théâtre national de Chaillot, avant de partir en tournée dans toute l'Europe, J'aimerais pouvoir rire a ébloui la critique comme les spectateurs. «Lucie Laurier n'a pas choisi la voie de la facilité, a écrit Louis-Bernard Robitaille dans La Presse. Un spectacle dépouillé, des formes qui se déploient dans la pénombre, des musiciens invisibles... et tout cela aboutit à un fulgurant spectacle de théâtre-danse qui laisse le spectateur estomaqué.»

Les critiques dithyrambiques européennes célébrant ses premiers pas dans la mise en scène auraient pu monter à la tête de Lucie Laurier. Mais en éternelle insatisfaite, c'est à peine si elle les mentionne. Une fois de plus, elle revient à son désir brûlant d'écrire, pas seulement les paroles de chansons qu'elle compte enregistrer, mais un spectacle où elle se mettrait en scène, pour nous raconter sa vie de femme, ses rapports troubles aux hommes, ce qu'elle pense, comment elle envisage le monde et la vie. Ce spectacle-là, tout comme son rêve de devenir l'artiste qu'elle veut être, elle en parle depuis une éternité. Mais à voir le chemin parcouru depuis sa crise de la trentaine, Lucie Laurier semble plus que jamais proche de son but.

J'aimerais pouvoir rire, du 16 au 19 novembre à l'Usine C.