«Je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître», chantait Charles Aznavour. J'ai beau ne pas avoir tout à fait son âge, moi aussi, j'ai connu un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ni même imaginer! Un temps où les Doors, Janis Joplin et Led Zeppelin venaient enflammer le Forum de Montréal qui était encore un temple du rock plutôt qu'une succursale de Pepsi. Un temps béni où un bon billet pour un de ces concerts incandescents se détaillait entre 4,75$ et 8,50$. Pouvez-vous le croire?

À l'époque, une poignée de revendeurs à l'air louche arpentaient les trottoirs du Forum en vendant, sous le manteau, des billets de dernière minute. Au début, les billets étaient au rabais. Un jour, les rabais ont pris le bord. Le siècle suivant, ce sont les revendeurs qui ont pris le bord. Enfin, une version folklorique des revendeurs continue de sévir sur les trottoirs des théâtres et des arénas, mais, dans les faits, ils ont été remplacés par une puissante armée de robots informatiques. Grâce à la magie de l'internet, leurs sites de revente sont aujourd'hui une florissante industrie constituée de dizaines d'usines consacrées à l'exploitation éhontée du pauvre bougre de consommateur et à l'extraction de son fric.

Le phénomène n'est pas propre au Québec. Partout en Occident, les consommateurs de spectacles sont devenus les otages involontaires des requins de la revente. En France, dernièrement, des parlementaires ont bien tenté de voter un amendement pour interdire la revente spéculative des billets sous peine d'une amende de 15 000 euros. Mais l'argument de la libre entreprise défendu par le Conseil constitutionnel a eu raison de leurs efforts.

Espérons que cet argument n'entravera pas le projet de loi 25 déposé par le ministre de la Justice avec l'appui de la ministre de la Culture afin de mettre fin au marché noir des billets d'événements culturels, sportifs et commerciaux.

Leur cible est ce fameux revendeur qui, dès la mise en vente de billets, agit comme un goinfre en se précipitant sur le buffet avant tout le monde pour s'empiffrer, mais surtout pour en bloquer l'accès aux autres. Ce faisant, le revendeur crée non seulement une congestion digne des rues du Plateau, il crée aussi une rareté (artificielle) qu'il nous fait payer à la sortie. Pis encore, pour les 20, 30 ou 40$ supplémentaires qu'il nous facture sur le prix initial, le revendeur n'offre aucune valeur ajoutée. Ni show de boucane, ni effets de lumières, ni musicien ou magicien supplémentaires. Juste un billet dont le prix a métastasé.

L'effet pervers du phénomène, c'est que l'artiste se retrouve face à des spectateurs qui, ayant payé leur billet le double du prix, en veulent doublement pour leur argent. Immanquablement, la frustration se met de la partie. Sans compter que, plus les billets sont chers, plus les consommateurs sont condamnés à réduire leur consommation. Au lieu d'aller voir deux spectacles dans l'année, ils n'iront plus qu'en voir un. Tout le monde y perd, sauf le requin.

En Ontario, c'est la police qui gère la loi interdisant la revente. Et comme la police a mieux à faire que de pourchasser ces petits requins perdus dans l'océan de la criminalité, la loi est rarement appliquée. Au Québec, on a eu la bonne idée de mettre la loi entre les mains de l'Office de la protection du consommateur, un organisme qui n'a rien d'autre à faire que de protéger nos intérêts. J'imagine que, dans un premier temps, l'organisme va partir en croisade publicitaire contre la revente spéculative avant de se lancer dans des enquêtes de terrain pour trouver les plus gros requins et éventuellement leur coller des amendes allant de 2000 à 100 00$.

Déjà dans certaines radios privées, les apôtres de la libre entreprise se portent à la défense des revendeurs, plaidant que la loi 25 n'existe que pour faire plaisir au lobby de l'ADISQ et à la bande de Louis-José Houde. Peut-être que ces apôtres auraient préféré que Louis-José Houde s'associe carrément avec un revendeur comme l'a fait Madonna en 2008. Avec un cynisme calculé, la «material girl» a en effet conclu une entente de partage des profits avec le revendeur StubHub. Grâce à la tournée de 2008-2009, Madonna a doublé ses profits, mais elle aussi a perdu beaucoup de ses fans. La prochaine fois, des milliers d'entre eux ne seront pas au rendez-vous. Et c'est tant mieux. Car un jour, il va falloir mettre un frein à la monstrueuse inflation du prix des billets, sinon on va définitivement assécher le marché et vider les salles. Un jour surtout, il va falloir cesser de prendre les consommateurs pour des valises. La loi 25 est un premier pas dans la bonne direction.