La première fois que j'ai remarqué Tina Fey, elle était cachée sous un bureau au milieu d'un infâme fouillis de papiers froissés, de CD usés et de piles instables de livres, le tout sous l'oeil circonspect d'un bébé en couches rivé à son MacBook. C'était dans le cadre d'une pub pour American Express. Nous étions en septembre 2007 et je n'avais jamais entendu parler de cette Tina.

Qu'elle ait été la première femme chef-scénariste des 35 ans d'histoire de l'émission culte Saturday Night Live était un détail bouleversant qui m'avait échappé. J'avais sans doute vu Tina Fey, affublée de ses grosses lunettes de bigleuse, animer les bulletins délirants de SNL pendant de nombreuses années, mais je ne m'en souvenais plus. Bref, en septembre 2007, j'étais comme le reste de l'humanité: je me foutais éperdument de celle qui, jour pour jour, un an plus tard, allait devenir l'imitatrice la plus hot du monde et l'idole personnelle de millions d'amnésiques et d'ingrats comme moi. Remarquez que Tina elle-même était à des années-lumière de se douter que son nom deviendrait aussi connu que celui d'une certaine Sarah Palin, à qui elle avait le bonheur de ressembler et dont sa brillante imitation allait nous marquer à jamais.

«Une fois par génération arrive une femme qui change tout. Tina Fey n'est pas cette femme, mais elle l'a rencontrée et s'est mise à avoir un comportement bizarre à son contact.» C'est ce qu'on peut lire à l'endos de l'autobiographie confite d'autodérision que Fey vient de lancer sous le titre incongru de Bossypants et qui pour l'instant n'existe qu'en version anglaise. La grande révélation de ce bouquin rigolo, peu porté sur le potin de midinette et écrit avec l'encre d'une modestie quasi maladive, c'est que l'immense notoriété qui s'est abattue sur Tina Fey, grâce à ses imitations de Sarah Palin, est une affaire de six semaines. Pas un jour de plus. Six semaines pour devenir une star planétaire de l'humour, sans changer de sexe, faut le faire! La notoriété de Palin y était pour la moitié. Le talent de Tina a fait le reste.

Pourtant, lorsque Sarah Palin est entrée dans la vie de Tina Fey, cette dernière ramait depuis déjà 10 ans dans le merveilleux monde de l'humour à la télé. Elle produisait une série (30 Rock) qui risquait de disparaître à tout moment, faute de cotes d'écoute. Elle avait quitté Saturday Night Live, mais personne ne s'en était aperçu, preuve qu'elle n'était pas si connue que ça. Et puis, en août 2008, arrive une Barbie caribou de l'Alaska qui manie la carabine, voit la Russie de sa fenêtre et menace de devenir vice-présidente. Plusieurs proches de Tina Fey remarquent sa ressemblance avec Palin. Plusieurs lui demandent si elle va l'imiter à la télé. L'ennui, c'est que Tina ne travaille plus à Saturday Night Live et qu'en plus, elle est pourrie dans la parodie des autres. «J'ai beau me déguiser, je ressemble toujours à moi avec un postiche», écrit-elle dans Bossypants. À deux jours de l'enregistrement de SNL, toujours sans nouvelles du producteur, Tina décide qu'elle n'imitera pas Palin. Elle se ravise le lendemain, mais n'aura que quelques heures pour répéter le célèbre numéro où, en plus de ressembler comme deux gouttes d'eau à Palin, elle saisit l'essence loufoque et insouciante de sa personnalité. En tout, elle imitera Palin six fois, dont une fois avec la vraie Palin, tout cela pour le plus grand bonheur de millions de gens éblouis par l'hallucinante ressemblance.

Le fait que notre regard collectif commençait à peine à fréquenter Palin a sans doute accentué l'illusion. Aujourd'hui, on serait moins portés à confondre l'imitation du modèle. Mais à l'époque, la fée Tina nous a bien eus. Est-ce qu'une autre aurait mieux fait qu'elle? Tina Fey, toujours prompte à minimiser son talent, prétend que oui. Elle a sans doute tort. Une fois par génération arrive une femme qui nous fait mourir de rire. Tina Fey est cette femme. Dire que nous avons failli ne pas reconnaître son génie.

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