L'ironie du sort a voulu, qu'à une semaine d'intervalle, deux documentaires sur deux grandes gueules notoires nées à Montréal arrivent sur la place publique. Le premier: Mordecai Richler: the Last of the Wild Jews réalisé par Francine Pelletier, sera présenté sur la chaîne Bravo dimanche soir avant de revenir en version française aux Rendez-vous du cinéma québécois. Quant à Falardeau de Carmen Garcia et de German Gutierrez, ce portrait en forme d'hommage au cinéaste disparu en 2009 prendra l'affiche du Beaubien le 22 décembre.

Richler-Falardeau c'est un peu comme Wolfe et Montcalm. On ne peut trouver deux hommes plus différents. Ni de la même culture ni de la même langue ni de la même classe sociale, chacun campé dans son camp ennemi et haïssant joyeusement la cause de l'autre, l'un cinéaste et passionnément nationaliste, l'autre écrivain et farouchement allergique à toute forme de nationalisme.

Mais aussi diamétralement opposés soient-ils, Falardeau et Richler ont beaucoup en commun, comme le révèlent les deux films. Rebelles en rupture de ban de leur société, Falardeau et Richler sont tous les deux des empêcheurs de tourner en rond, des provocateurs aux coups de gueule féroces, des pamphlétaires incendiaires parfois aveuglés par la rage et n'hésitant pas à livrer des propos qui dépassent l'entendement. Qu'on se souvienne seulement de l'oraison funèbre cruelle de Falardeau à la mort de Claude Ryan ou de l'accusation mensongère de Richler au sujet de l'hymne nazi du PQ qui n'a jamais existé, deux gaffes majeures pour lesquelles ni l'un ni l'autre n'a voulu s'excuser.

Connaissant Falardeau, il rugirait à l'idée d'être comparé à Mordecai Richler, pas nécessairement à l'écrivain qu'il admirait peut-être secrètement, mais à tout le moins au pamphlétaire qui salissait son peuple aux yeux du monde entier. Quant à Richler, encore aurait-il fallu qu'il connaisse l'existence de Falardeau, ce qui n'est pas garanti. Mais eût-il vu les films d'Elvis Gratton qu'il aurait ri un bon coup et peut-être même applaudi.

Les deux partageaient un autre trait commun. L'image qu'ils donnaient d'eux-mêmes dans les medias était à des années-lumière de ce qu'ils étaient dans l'intimité de leur vie. Père de trois enfants dont il était très proche, Falardeau était selon sa compagne Manon Leriche un homme joyeux, plein d'humour, aimant la vie, les bons repas arrosés de bon vin et les randonnées dans la nature. En privé, Mordecai Richler était un homme de peu de mots, amoureux fou de sa femme Florence, bon père pour ses cinq enfants et dont le quotidien se résumait à écrire pendant des heures dans son bureau avant de partir caler ses scotchs chez Grumpy's et de regarder la partie de hockey avec ses amis. L'écrivaine Margaret Atwood avec qui il a eu de virulentes prises de bec raconte que Richler n'acceptait aucune invitation à souper s'il ne pouvait fumer ses cigares et boire son scotch toute la soirée. «Il avait besoin de ses accessoires pour une activité aussi terrifiante qu'un souper», ironise-t-elle.

Difficile de savoir si Falardeau s'accrochait à sa sempiternelle cigarette pour créer un écran de fumée entre lui et les autres. Chose certaine, ses premières interviews à la télé alors qu'il n'était pas encore une caricature de patriote nous donnent à voir un jeune homme affable, posé et attachant, expliquant sa démarche sans fracas.

En suivant leur parcours à travers les films, ce qui frappe c'est à quel point ces deux Montréalais si libres sont plombés par un lourd bagage historique: celui de l'Holocauste pour Richler, celui de la Conquête pour Falardeau.

Mais surtout, ces deux grands individualistes sont malgré tout le produit exacerbé de leur culture et de leur époque. Richler appartient à la génération de jeunes juifs de l'après-guerre, nourrie aux BD des super-héros comme Batman, Superman et Spider-Man, tous créés par des auteurs juifs, génération qui produira une importante cohorte d'artistes en colère comme Philip Roth, Saul Bellow, Lenny Bruce et Norman Mailer, qui refusent désormais de se taire et d'être des juifs dociles et timorés. Falardeau lui descend directement de Gaston Miron, de Michèle Lalonde, de Gilles Groulx et de Pierre Perrault, les poètes de l'aliénation et de sa douloureuse prise de conscience. Comme eux et comme Mordecai, lui aussi refuse désormais de se taire.

Dernière similitude: Falardeau est un cinéaste engagé qui a choisi de mettre son grand talent au service d'une cause. Son obsession politique a ralenti la production de ses films mais pas leur existence puisque tous ses projets ont réussi à voir le jour. Reste qu'en inféodant sa création à la politique, il s'est parfois peinturé dans le coin.

Mordecai Richler lui, est un grand écrivain qui n'aurait jamais dû quitter la littérature pour mener de vaines guerres contre les nationalistes québécois. Ses combats ont fini par jeter de l'ombre et du discrédit sur une oeuvre qui demeure, au mieux, méconnue de la plupart des Québécois, au pire, honnie.

Mais qu'on aime Falardeau pour mieux haïr Richler ou vice versa, une chose se dégage avec certitude dans ces films: voilà deux hommes qui ont été coulés dans le bronze du même idéal de liberté. Deux hommes dont le courage, la verve, la fougue et l'opiniâtreté manquent cruellement à la société divisée qui les a engendrés.