Contrairement aux correspondants de guerre, les critiques de musique ne risquent pas de mourir dans l'exercice de leurs fonctions, en tombant sous les balles d'un sniper, en foulant une mine antipersonnel cachée dans la moquette d'un théâtre ou en devenant otage d'une bande de talibans en mal de reconnaissance internationale.

Tout récemment, pourtant, un critique de musique a été tué dans l'exercice de ses fonctions. Tué juridiquement, s'entend, par un tribunal qui a refusé de lui donner raison dans une cause qui l'opposait à l'Orchestre symphonique de Cleveland et à son propre journal.

Donald Rosenberg couvrait depuis 16 ans la scène musicale classique pour le plus vieux et le plus important journal de Cleveland, le Plain Dealer. Et comme de raison, sa couverture s'articulait largement autour de la vie, des concerts et des tournées de l'orchestre de Cleveland, un des cinq plus grands orchestres du pays, sur lequel il a même écrit un livre.

En 2002, un nouveau chef d'orchestre est nommé, un Autrichien du nom de Franz Welser-Möst dont le talent est loin de faire l'unanimité. À Londres, où il a été chef invité pendant cinq ans, les critiques l'avaient surnommé «frankly worst than most». Franchement pire que les autres. C'est tout dire.

On ne sait trop à quel moment Donald Rosenberg a pris le maestro en grippe. Chose certaine, pendant au moins cinq ans, le rédacteur en chef du Plain Dealer a accepté de publier les critiques virulentes de Rosenberg tout en le protégeant contre l'ire de la direction de l'orchestre, et cela en dépit du fait que l'éditeur du journal siégeait et siège toujours sur le CA de l'orchestre. Et puis en 2007, le critique a perdu son protecteur à la faveur d'une nouvelle rédactrice en chef, disons plus sensible à l'ère du temps et aux doléances de l'orchestre. Un an plus tard, la rédactrice en chef a retiré Rosenberg de la couverture de l'orchestre et l'a envoyé couvrir du ballet et de l'opéra. Raison invoquée? L'éditrice estimait que Rosenberg avait un esprit fermé le rendant incapable de produire un compte rendu juste et objectif à l'égard du maestro et de l'orchestre de Cleveland. Elle a nommé à sa place Zachary Lewis, un critique de 25 ans son cadet, sans doute un brave jeune homme mais sans la culture, l'expérience et l'expertise de Rosenberg.

L'histoire a fait le tour des salles de rédaction, notamment parce que Rosenberg, âgé de 57 ans, est un critique connu et respecté mais aussi parce qu'il s'agissait d'un précédent dans l'histoire de la critique musicale américaine.

Rosenberg a poursuivi son journal et l'orchestre pour atteinte à sa réputation et discrimination en vertu de son âge. Et contre toute attente, il a perdu. Tout perdu.

Il y a deux semaines, un jury de huit personnes a statué que le critique n'avait subi aucune discrimination, que sa réputation n'avait pas été salie et qu'un journal a le droit de changer l'affectation d'un critique quand bon lui semble. Deuxième précédent non seulement historique mais symptomatique d'une époque où les critiques perdent de plus en plus de terrain et deviennent quasiment une espèce en voie d'extinction.

Quand ils ne sont pas remerciés de leurs services comme ce fut le cas pour plusieurs critiques de cinéma, notamment le légendaire Andrew Sarris, leur liberté d'expression est mise à rude épreuve par des intérêts qui sont de plus en plus financiers ou commerciaux et de moins en moins artistiques.

Cela dit, les critiques ne sont pas des papes tout puissants et uniques détenteurs du monopole de la vérité. Ils peuvent se tromper. Ils peuvent errer ou avoir des goûts, des préférences ou des attentes  qui vont à contre-courant du consensus collectif ou même du gros bon sens. Là n'est pas la question. La vraie question c'est que leur indépendance d'esprit, leur liberté d'expression et leur subjectivité honnête doivent à tout prix être préservées. Sinon on bascule dans l'unanimisme mortifère, dans la complaisance molle et métastasée, et éventuellement dans le poison d'une pensée unique qui, en tuant la diversité d'opinion et le débat d'idées, finit aussi par tuer la musique.

Je n'ai jamais entendu l'orchestre de Cleveland sous la direction de Franz Welser-Möst. Mais j'ai lu quelques critiques signées par Zachary Lewis. Elles étaient toutes plus favorables les unes que les autres. Cela me porte à croire que même si Rosenberg a perdu sa cause, il n'est pas le plus grand perdant de cette histoire.