J'avais gardé de Miles Davis, l'image d'une sorte de monstre vieillissant, capricieux et cynique qui, à la fin de sa vie, avait sombré dans le «glam» toc à la sauce Vegas et qui, par souci d'avoir l'air dans le coup, ne produisait plus qu'un jazz hystérique, cacophonique et inécoutable. L'impression que Miles n'était plus que la caricature de lui-même m'était en bonne partie venue de ses derniers concerts à Montréal, dont les échos avaient été mitigés. Pas les échos des fans finis qui, trois soirs de suite en février 1990 au Spectrum, ont pu une dernière fois vénérer le dieu de la trompette. Les échos de ceux qui, par curiosité, par nostalgie ou par amour du jazz, étaient venus voir la bête et l'avaient trouvée arrogante et musicalement redondante.

Reste que le Miles de février 1990 à Montréal n'est qu'une infime partie du visionnaire, du musicien de génie et de l'artiste incomparable du XXe siècle que fut ce diable d'homme. C'est du moins la leçon que j'ai retirée de la spectaculaire exposition We want Miles, que nous présente depuis hier et pour tout l'été le Musée des beaux-arts de Montréal.

À travers le dédale des salles séparées, pour l'acoustique, par d'épais rideaux de velours noir qu'il ne faut pas avoir peur de franchir (ce fut mon cas), on découvre un artiste immense, avec toute la richesse, la modernité, l'inspiration, la veulerie, la douleur, les contradictions et la complexité que cela suppose. Chose étonnante que j'ignorais, Miles Davis n'est pas né pauvre dans les bas-fonds de Harlem. Il est issu de la bourgeoisie afro-américaine de St. Louis. Son père était dentiste et sa mère rêvait que son fils devienne violoniste et s'intègre dans la bonne société blanche.

Depuis l'original d'un diplôme du St. Louis High School accordé à Miles Davis junior jusqu'à cette monumentale sculpture de mosaïques colorées signée Niki de Saint Phalle en passant par cinq trompettes qui lui ont appartenu, ses costumes de scène qui semblent empruntés à Michael Jackson, ses télégrammes en colère, ses tableaux bigarrés, les lettres où il réclame à sa compagnie de disques de l'argent, encore plus d'argent, et ses photos parisiennes avec Louis Malle, Boris Vian et Juliette Gréco, sa maîtresse du moment, c'est un parcours de vie extraordinaire auquel le public est convié.

Conçue et montée par la Cité de la Musique à Paris avec le soutien de 68 donateurs, l'expo regorge de mille trésors et s'avère être tout sauf un ramassis d'affiches et de pochettes de disques.

Parmi les 350 pièces, une m'a particulièrement marquée. Il s'agit d'un livre de Nica de Koenigswarter, fantasque baronne née Rothschild, et grande amie des musiciens de jazz. Entre 1961 et 1966, la baronne a demandé à une multitude de ses amis jazzmen de poser pour la postérité devant son appareil polaroid et de faire trois voeux qu'elle a scrupuleusement consignés. La réponse la plus cinglante est venue de Miles Davis. Il n'a fait qu'un voeu qui tient en trois mots: to be white. Être blanc.

Boutade, provocation ou voeu sincère?

J'ai posé la question à Vincent Bessières, le commissaire de l'expo qui m'a répondu que cette réponse, cynique à l'extrême, n'était pas le fruit d'un désaveu de sa race de la part de Miles, mais la conscience aiguë que s'il avait été blanc, sa vie aurait été plus facile. En même temps, comme me le rappelait André Ménard, Miles n'a jamais pratiqué la ségrégation à l'intérieur de ses formations musicales. Au contraire. Il veillait toujours à jouer avec un nombre égal de musiciens noirs et de musiciens blancs, quitte à tricher parfois en décrétant qu'un musicien mulâtre comme le pianiste Keith Jarrett comptait pour un Noir.

À la Cité de la Musique, l'espace occupé par l'expo était plus exigu et parfois même étouffant. À Montréal, selon André Ménard qui a vu les deux versions, Miles Davis, sa vie, son oeuvre, sa musique, respirent. On peut y passer des heures de bonheur avec Miles sans jamais manquer d'air. Qu'on l'aime ou non.