Tous les soirs depuis que la terre a tremblé, il apparaît à l'écran. Toujours le même t-shirt noir dont il doit avoir cent exemplaires et d'où saillent ses bras musclés, toujours ces cheveux courts tirant sur le blanc platine, toujours ce regard bleu perçant. À première vue, le Anderson Cooper qui se promène depuis une semaine dans les gravats et la poussière de Port-au-Prince n'est pas très différent de celui qui officie tous les soirs dans le confort chromé du studio new-yorkais de CNN. Pourtant, quelque chose chez lui a changé. Dans la façade lisse de son image est apparue une faille à travers laquelle se sont glissés un soupçon d'émotion, une pincée de compassion, un zeste d'humanité et au moins une tasse de solidarité, toutes choses habituellement refoulées par l'objectivité à laquelle doit tendre tout journaliste sérieux et crédible.

Je nomme Anderson Cooper parce qu'il est le symbole parfait et aussi un peu la caricature du journaliste occidental d'aujourd'hui. Mais en réalité, ce qui arrive à Anderson Cooper, depuis qu'il a débarqué dans les ruines d'Haïti, semble être le lot de tous les autres journalistes qui l'ont rejoint sur le terrain. Une réelle et authentique compassion semble s'être emparée de tous ces reporters tout-terrain, habitués à couvrir des drames en faisant preuve d'une réserve béton et en s'interdisant d'afficher l'ombre d'un parti pris. Haïti semble avoir brouillé leurs repères et percé le coffre-fort de leur objectivité. Au contact de la souffrance effroyable du peuple haïtien, mais aussi au contact de sa force, de son courage et de sa résilience, la réserve et la pudeur journalistiques ont fondu. Durant toute la semaine, sur tous les réseaux mais aussi dans les textes de mes collègues de La Presse, je n'ai cessé de voir des journalistes prendre fait et cause, s'investir, protester, ne pas se mêler de leurs affaires. Je les ai vus applaudir le bambin souriant qui a survécu miraculeusement, soupirer de soulagement en voyant la vieille édentée chanter en sortant des décombres, retenir leurs larmes devant les larmes des éprouvés. J'ai vu Anderson Cooper abandonner sa caméra sur un bidon pour porter secours à un jeune ado haïtien ensanglanté. J'ai vu Byron Pitts engueuler des soldats pakistanais qui tiraient sans raison sur la foule. J'ai vu Harry Smith se perdre dans la nuit haïtienne à l'heure du souper et s'émerveiller du semblant de vie qui s'organise. J'ai rarement senti chez les journalistes un tel élan, une telle empathie, un tel débordement émotif. Le fait que les journalistes soient au coeur d'une tragédie humaine et humanitaire, et non au milieu d'une guerre, y est pour beaucoup. Mais je les ai vus couvrir d'autres catastrophe et cataclysmes, le tsunami en Thaïlande, l'ouragan Katrina, et leur émotion n'était pas aussi palpable qu'elle l'est en ce moment. Ce qui fait la différence, c'est peut-être la nature même des Haïtiens, leur dignité, leur courage, leur gentillesse et ce sourire qu'ils braquent comme un antidote sur leurs malheurs et qui semble avoir touché les journalistes jusqu'au coeur. Par moments, on a l'impression que dans les ruines d'un pays en miettes, les journalistes viennent de découvrir la force d'un peuple et la puissance de sa culture.

L'important, maintenant, c'est que ça dure malgré les voix qui vont bientôt s'élever pour dire que ça suffit, qu'il n'y a pas qu'Haïti dans la vie, qu'il est temps de tourner la page. L'important, c'est que même si Madonna meurt, sa mort ne vide pas Haïti de ses journalistes pour les précipiter inutilement devant le pas de sa porte. L'important, c'est qu'Anderson, Byron, Céline et les autres restent sur place pour nous rappeler qu'il y a des millions de gens qui souffrent pendant que nous mangeons à notre faim et dormons au chaud. Plus ils resteront, plus ils éloigneront la tentation de passer à un autre appel.