Depuis plusieurs semaines déjà, son ami et éditeur Pascal Assathiany souriait en coin en humant l'air. Quelque chose me dit, disait-il en indiquant son nez. Lui disait quoi? Que les planètes étaient bien alignées et les vents favorables à l'entrée de Dany Laferrière dans la grande famille des prix Médicis après Marie-Claire Blais, Claude Mauriac, Bernard-Henri Lévy, Elie Wiesel, Andreï Makine, Yves Berger, Christiane Rochefort et tant d'autres depuis la création du prix en 1958.

Dany aussi devait le savoir, ou du moins le sentir, mais il n'en soufflait mot à personne, se contentant de répéter qu'il n'avait pas écrit L'énigme du retour ni aucun autre de ses romans pour gagner des prix. Ah non? Pas si sûre.

Je connais Dany Laferrière depuis 25 ans. Et depuis 25 ans, je le vois faire son chemin dans la littérature, pas seulement en écrivant 19 formidables romans qui reposent encore tous bien en évidence dans ma bibliothèque. Je le vois faire du chemin au sens de poser des gestes, prendre des directions, faire des choix dans le seul but de construire quelque chose comme une oeuvre littéraire. En cours de route, je l'ai vu s'éparpiller sous la lumière, faire le clown et se donner en spectacle. Je l'ai vu dériver doucement vers une vie plus facile et plus grégaire que l'exil imposé par la littérature. Je le comprenais. Après tout, écrire dans ce pays ne fait pas vivre son homme, encore moins sa femme et ses enfants. Mais surtout écrire dans ce pays finit parfois par ressembler à un exercice vide de sens. L'écrivain n'a pas le plus grand des statuts ni la plus grande des légitimités. À force de sortir année après année des livres qui rejoignent sensiblement toujours les mêmes, tout le monde finit par se lasser, l'écrivain le premier.

Dany s'est lassé et s'est détourné de son oeuvre en faisant mille et une autres choses. Et puis, au dernier moment, quand son image à la télé, sa voix à la radio, son film ou son commentaire éclairé ont pris une si grande place que la place de l'écriture en a été menacée, il est revenu vers la littérature comme on revient à la maison.

Toute sa vie, Dany n'a cessé de tracer son chemin dans la littérature, d'abord en quittant Port-au-Prince pour Montréal, puis Montréal pour Miami, puis en faisant semblant qu'il quittait la littérature, qu'il la plaquait comme une maîtresse éreintante au contact de laquelle il s'était progressivement vidé de son sang. Il quittait tellement la littérature qu'il a écrit Je suis fatigué pour le prouver. C'était censé être son dernier livre à jamais.

«La plupart des gens que je connais rêvent d'écrire. Moi, mon rêve, c'est de ne plus écrire. Je suis fatigué de gratter du papier. Fatigué de barboter dans l'encre. Fatigué aussi de regarder la vie à travers la feuille de papier.»

La rupture a duré cinq ans. Cinq années où Dany a réécrit ses livres tout en signant une chronique dans La Presse. Comme un toxico incapable de vivre sans sa drogue dure, Dany n'a jamais vraiment quitté la littérature ni perdu de vue l'édification de son oeuvre. Il avait beau se montrer cool et nonchalant, j'ai toujours soupçonné que l'élégant détachement cachait un orgueil féroce et un désir furieux de consécration. La preuve de cela, il la glisse dans Je suis fatigué quand il écrit au sujet des gens qui déplorent sa décision de ne plus écrire: «Calmons-nous, les gars. Ce n'est quand même pas Marquez ou Naipaul qui annonce qu'il n'écrit plus. Ce n'est que Laferrière.» À mes yeux, un écrivain qui écrit une telle énormité à son sujet nous dit en fin de compte: «Un jour, vous allez voir, un jour, je vais vous montrer que je ne suis pas que Laferrière. Je suis quelque chose comme un grand écrivain.» Ce jour-là est enfin arrivé. Bravo mon cher Dany. Ce prix-là, tu l'as voulu autant que tu l'as mérité.