Je m'en souviens comme si c'était hier. Je m'en souviendrai sans doute toute ma vie. C'était au matin du 18 octobre 1970, exactement 10 jours après avoir entendu la voix décalée de Gaétan Montreuil lire à la télévision de Radio-Canada le manifeste du Front de libération du Québec. Dans le salon de la maison, rue Melrose, j'avais levé le poing en signe de solidarité, convaincue que malgré mes 16 ans de petite bourgeoise bien élevée, j'allais faire la révolution du prolétariat. Plus tard, quand le pauvre Montreuil, la mort dans l'âme, avait été obligé d'ânonner « Drapeau le dog, Bourassa le serin des Simard et Trudeau la tapette «, j'avais éclaté de rire et applaudi d'un air ravi.Trudeau la tapette, ha ! ha ! ha !

Je ne suis pas allée au grand rassemblement au Centre Paul-Sauvé le 15 octobre. Mais même si je n'y étais pas physiquement, j'y étais avec mon coeur d'adolescente rebelle et avec mes sympathies pour le FLQ. Qu'importe s'ils avaient enlevé deux hommes à la pointe du fusil et les séquestraient quelque part en ville. La cause était noble et personne n'était mort. Vive le Front de libération du Québec ! Vive la révolution québécoise ! Vive le Québec libre !

 

Et puis, le matin du 18 octobre, dans les splendeurs incendiaires d'un automne d'or et de feu, mon poing tendu dans l'enthousiasme de mon engagement adolescent a été broyé par une nouvelle crachée par la radio. Pierre Laporte était mort. Pierre Laporte avait été assassiné. Pierre Laporte avait été exécuté par les gars du FLQ. Vous dire le choc, la culpabilité et la honte, l'horrible honte d'avoir sympathisé avec des assassins...

Depuis, chaque fois qu'il est question du manifeste du FLQ, mon coeur se crispe légèrement et je pense moins à l'Histoire qu'à ma propre perte d'illusions...

Ce long préambule pour en venir au Moulin à paroles, spectacle commémoratif de la bataille des plaines d'Abraham qui débute aujourd'hui à 15 h sur les plaines à Québec après avoir fait couler des litres d'encre. Au coeur de la controverse, la lecture du fameux manifeste du FLQ par Luck Mervil qui, au moment de la crise d'Octobre, avait 3 ans et vivait encore en Haïti. C'est dire que celui qui a insisté pour lire le manifeste n'a pas vécu ni ressenti dans son ventre et dans ses tripes le traumatisme collectif causé par le FLQ. Idem pour la metteuse en scène Brigitte Haentjens qui avait 19 ans, mais qui vivait encore à Paris. Idem pour Biz et Sébastien Ricard, les instigateurs du spectacle qui, en octobre 1970, n'étaient même pas nés.

Si j'insiste sur ce détail, ce n'est pas pour accabler les organisateurs du Moulin à paroles, qui se sont démenés tout l'été pour choisir les 140 textes et la centaine de personnalités qui les liront pendant les 24 prochaines heures. Ils ont fait un travail colossal et généreux. C'est tout à leur honneur. Comme l'est leur choix esthétique de monter un spectacle sobre, sans artifices, sans strass, sans showbiz. Un spectacle où la parole et les textes écrits dans l'encre indélébile de l'Histoire seront souverains. Il n'en demeure pas moins que leur obstination à voir le manifeste du FLQ comme un texte parmi tant d'autres témoigne d'un manque évident de sensibilité. Qu'on le veuille ou non, le manifeste n'est pas et ne sera jamais un texte comme les autres. Ce n'est pas un texte drôle ou glorieux. C'est le texte d'une défaite et d'une impuissance collective. J'espère que Luck Mervil le lira avec cette gravité en tête. J'espère aussi que quelqu'un lira le texte que René Lévesque a écrit par la suite dans l'espoir de régler ce qu'il qualifiait de drame québécois. Mais avant, par respect pour les morts et les blessures collectives qui n'ont jamais tout à fait cicatrisé, il faudra que quelqu'un s'avance avec une lettre qui commence par : « Mon cher Robert, j'ai la conviction d'écrire la lettre la plus importante de toute ma vie. « Et qui se termine par : « Décide de ma vie ou de ma mort. Amitiés, Pierre Laporte.»