Certains hommes ont une femme dans chaque port. Philippe Priasso, lui, a une pelle dans chaque ville. Depuis quatre ans, ce Français aux tempes grisonnantes, vedette d'une performance intitulée Transports exceptionnels, danse en duo avec une pelle mécanique. Cette partenaire pour le moins incongrue change de couleur, de taille et de godet au gré des marques et, bien entendu, des villes. À Montréal, mercredi, c'est une Hitachi couleur orange vif qui attendait le danseur sur le bitume humide du Vieux-Port.

Le temps était pourri. À peine six degrés au thermomètre. Un ciel bas et gris menaçant à tout bout de champ de nous envoyer des trombes d'eau sur la tête et de noyer cette chorégraphie présentée dans le cadre du FTA.

Nous étions une trentaine à grelotter sur le pavé lorsque Philippe Priasso a fait son entrée: chemise mince et blanche sur pantalon noir, mains gantées de cuir, tête nue. D'entrée de jeu, j'ai eu froid pour lui. Puis j'ai eu peur. Car le mammouth de plomb qui lui sert de partenaire peut à l'occasion frapper si fort qu'il peut tuer. Ces machines sont dangereuses, et danser avec elles, c'est comme danser avec un loup produit en usine avec une seule fonction: broyer.

J'avais d'autant plus peur que le danseur venait à peine de rencontrer sa pelleteuse montréalaise et qu'elle était forcément différente de ses deux dernières conquêtes en France et au Brésil. Et si un essieu mal lubrifié par un ouvrier japonais distrait la poussait à se détraquer?

Mais la Hitachi semblait fraîche et pimpante. Quant au danseur, la rapidité de ses réflexes a fini par me rassurer. J'allais m'abandonner au duo gracieux et à la voix poignante de Maria Callas s'élevant au-dessus de la coupole argentée du Marché Bonsecours, quand subitement j'ai eu une révélation. Ce duo n'était pas tant un duo qu'un ménage à trois dont la bonne marche dépendait d'un opérateur, et si possible d'un opérateur doux et délicat. Philippe Priasso pouvait bien draguer sa Hitachi jusqu'à en devenir bleu, cette dernière ne serait jamais qu'un tas inerte de ferraille tant qu'un opérateur ne l'aurait pas activée.

L'opérateur dans ce cas-ci est un technicien de scène du nom de Willy. En alternance avec un autre techno, il suit Philippe partout dans le monde et le protège de la furie des machines. La dentelle de ses gestes, quand la pelle se déplie, ramasse délicatement le danseur, le fait basculer dans sa coquille et s'envole dans le ciel, est belle à voir.

Je devine qu'il y a mille et une façons d'interpréter cette oeuvre du chorégraphe Dominique Boivin créée pour l'inauguration d'un pont à Grenoble. Si j'étais une humaniste tendance rousseauiste, je verrais dans cet effort d'humanisation une preuve que les machines sont bonnes. Si, au contraire, j'étais une écolo tendance Amish, je verrais dans ce duo à la limite de l'apologie machiniste une invitation à se débarrasser des machines et à revenir aux charrettes. Et si j'étais membre de l'Union internationale des opérateurs de machinerie lourde, je me demanderais si Willy a un permis d'opérateur et s'il a payé sa cotisation.

Mais comme je suis avant tout une femme, ce que je vois avant la poésie, l'humanisme, le machinisme ou le permis d'excavation, c'est un magnifique danseur qui se prosterne servilement devant un tas de tôle. Ce que je vois, c'est un homme qui préfère crever d'amour et de froid pour une pelle mécanique que pour une femme. Est-ce que je suis jalouse? Complètement. Est-ce que ça se soigne? J'ignore comment. Chose certaine, avant que quelqu'un me convainque qu'il peut y avoir de la poésie, de la tendresse et de l'amour dans une machine, les pelles, comme les poules, auront des dents.