Il y a le mythe et il y a la réalité. Et le mythe dans le cas d'Éric Lapointe, qui a passé la semaine aux soins intensifs, c'est celui du rockeur sanctifié, une expression consacrée par Lucien Francoeur. Comme Éric Lapointe quand il croit à son propre mythe, le rockeur sanctifié est un insoumis et un invincible, grand rebelle devant l'Éternel qui brûle la chandelle par les deux bouts, fonce à 200 milles à l'heure sur l'autoroute de la liberté, se couche quand tout le monde se lève, carbure à l'adrénaline, à l'alcool et au feu sacré et ne vit que pour s'embraser sur scène tel un Icare moderne.

Malheureusement, la réalité est tout autre. Et la réalité dans le cas d'Éric Lapointe, c'est qu'à sept mois de ses 40 ans, la machine endurante et tenace de son corps qui a été soumise à tous les excès commence dangereusement à s'essouffler et à voir le bout de ce qu'elle ne croyait jamais atteindre: ses limites.

 

La réalité, c'est qu'Éric Lapointe vient de percuter un mur: un mur en béton armé peu porté sur la négociation ou le compromis. La réalité, c'est que le rockeur bad boy qu'on aime tant, peut-être par pure procuration, mais aussi parce qu'il est éminemment aimable, est désormais confronté à un choix: ou bien il revient dans le droit chemin, avec le reste de l'humanité sobre et salariée, ou bien il en crève. Ou bien il fait un Dan Bigras de lui-même ou bien il va rejoindre Gerry et Dédé au ciel.

Au cas où certains en douteraient, j'ai beaucoup d'affection pour Éric Lapointe. C'est quelqu'un qui, en tant qu'artiste mais surtout en tant qu'être humain sensible, généreux et ouvert, me touche beaucoup. Même au plus fort des tourmentes qu'il a traversées, je ne l'ai jamais jugé et encore moins accusé d'être un mauvais exemple pour notre belle jeunesse. Au contraire. J'ai revendiqué qu'on lui foute la paix, qu'on le laisse vivre comme bon lui semble. À une époque où tous les excès sont interdits, où une vie saine de sport et de luzerne est la norme et où tous les rockeurs d'hier recyclent leur vieux fonds de commerce au Cabaret du Casino, je voyais Éric Lapointe comme le dernier des Mohicans, un bad boy qui avait non seulement sa raison d'être, mais dont la résistance à une tendance lourde était nécessaire et salutaire.

Je constate aujourd'hui que ce n'est pas un hasard si les bad boys les plus notoires ont tous fini par se calmer et par prendre leur retraite. Même Keith Richards, Monsieur Bad Boy en personne qui a eu 65 ans en décembre dernier, semble avoir quitté la route de la défonce. Dans sa dernière apparition publique, il boit du thé dans une pub de Louis Vuitton. C'est tout dire.

Il y a cinq ans, j'ai passé une soirée en tête à tête avec Lapointe dans un petit resto de la rue Saint-Hubert. Je ne sais combien de vodka tonic il a ingurgité ce soir-là. Je sais seulement que nous avions parlé de Sur la route de Jack Kerouac, un bouquin qu'il s'apprêtait à relire pour la neuvième fois. Cette épopée romantique de gens qui vivaient à 100 milles à l'heure et qui avaient le courage de courir après la liberté sans se soucier de l'avenir le fascinait. «J'aimerais avoir ce courage-là», m'avait-il dit, avant de laisser tomber, avec le regard coupable d'un homme qui ne se sent pas à la hauteur de ses idéaux: «Malheureusement, on finit toujours par avoir besoin de sécurité.»

Ce soir-là, Éric Lapointe semblait avoir toute la vie devant lui et aucun besoin de sécurité. Ce soir-là, Éric Lapointe croyait que le courage, c'était de se donner sans retenue à la liberté comme un rockeur sanctifié que rien ni personne ne peut vaincre. Mais ça, c'est le mythe. La réalité à laquelle Éric Lapointe est aujourd'hui confronté, c'est que personne n'est invincible.