Je ne m'attendais pas à voir des courtiers en Hugo Boss ou Armani sauter des fenêtres des gratte-ciel, mais tout de même. J'étais dans Wall Street devant le New York Stock Exchange à l'heure de la fermeture des bureaux à l'issue d'une autre journée calamiteuse où l'indice Dow Jones avait chuté de près de 200 points. Et contre toute attente, ce n'était pas la fin du monde. Seulement la fin d'une journée comme les autres, déversant dans les rues animées son flot d'hommes en chemises blanches et bretelles et de femmes en talons hauts et jupes cigarettes, marchant deux par deux ou parlant tout seul dans le creux de leur menton.

Autour d'eux, rien d'extraordinaire, hormis un manifestant hurlant l'ordre d'emprisonner Bloomberg, le maire de la ville, et une flotte anormalement élevée de camions de télé stationnés aux abords de Wall Street, leurs antennes micro-ondes tendues comme des girafes dans le ciel et reliées au micro d'un journaliste sur le point de livrer son lot de mauvaises nouvelles financières pour la journée.

 

À un jet de pierre de Wall Street, le pub Pound and Pence était bondé de sa clientèle régulière, une faune d'affaires bruyante, calant bière sur bière sans le moindre remords, sauf pour ce jeune employé d'origine asiatique de la compagnie d'assurances AIG. Il venait d'apprendre que la semaine où une aide gouvernementale de 85 milliards a sauvé AIG, les meilleurs vendeurs de l'entreprise partaient se «ressourcer» dans un spa en Californie. Coût total de la virée: 442 000$, dont 23 000$ seulement en frais de massage! Presque honteux de travailler pour une telle entreprise, le jeune homme s'est excusé du regard avant de hausser les épaules et de lancer: la vie continue.

Pour continuer, la vie à New York continue. Pendant les 48 heures où j'y étais cette semaine, pas une fois n'ai-je senti le vent froid de la crise financière freiner la frénésie de consommation qui fait rouler la ville. Les magasins étaient bondés, uptown comme downtown. Les musées aussi. Les restos, même les plus chics et branchés comme Nobu, affichaient complet sans que personne ne se prive de champagne rosé ou de fines lamelles de thon jaune presque aussi chères qu'un sac Louis Vuitton.

Rue Broadway, il y avait trente et un spectacles à l'affiche, soit six de plus que l'année dernière à la même date. Et même si quatre comédies musicales, dont Hairspray et Legally Blonde, viennent d'annoncer la date où elles quitteront l'affiche et qu'une autre, Guys and Dolls, a été carrément annulée, ces décisions ont toutes été prises bien avant les déboires de Wall Street. Pour l'instant, l'industrie du spectacle musical roule à fond la caisse et n'a pas encore commencé à faire les frais de la déconfiture de certains de ses commanditaires.

Selon les journaux, les seules victimes collatérales des faillites de Wall Street se trouvent à Harlem, un quartier dont la renaissance fut étroitement liée à la prospérité des banques. En effet, grâce à des sociétés comme Merrill Lynch et Lehman Brothers, Harlem a pu se refaire une beauté architecturale et une santé culturelle au fil des ans. Cette année, par exemple, Washington Mutual (WaMu) avait accepté d'être le commanditaire principal d'une tradition vieille de 74 ans: les concours d'amateurs les mercredis soir au mythique théâtre Apollo. Encore cette semaine, le nom de WaMu brillait au sommet de la marquise du Apollo, comme le souvenir douloureux d'un temps révolu.

Reste que ce n'est pas demain la veille que le théâtre Apollo, tout comme Harlem, va fermer. Idem pour New York, cette ville folle,énergique et exubérante qui ne dort pas plus aujourd'hui qu'hier et qui, pour l'instant, ne montre aucun signe de morosité ou d'essoufflement.

Ceux qui pensent que la déconfiture de Wall Street va profondément altérer la vie ou le moral des New-yorkais se trompent. Après le 11 septembre, il n'y a plus rien qui peut faire peur à cette ville. New York en a vu d'autres.