Il y a eu bien des spectacles à Québec cet été: des bons, des moins bons et des inoubliables. Mais je doute qu'aucun ait atteint le degré de magie, d'émotion et de communion que le spectacle de Céline sur les Plaines vendredi soir. La prestation de celle qui, après des années d'absence, venait renouer avec ses racines et se retrouver en famille a mis un baume sur un anniversaire où on a trop souvent semblé célébrer la conquête d'une culture plutôt que son affirmation et son épanouissement. Céline a eu l'intelligence de ne pas tomber dans le panneau.

En choisissant de chanter uniquement en français toute la soirée, alors que rien ni personne ne l'obligeait, elle a fait preuve d'un supplément d'élégance et démontré une fois de plus qu'elle est non seulement une grande professionnelle de la scène, une chanteuse hors pair dotée d'une voix polyvalente à l'extrême, mais aussi une femme de coeur, fidèle aux siens comme à ses origines.

Pendant plus de trois heures, je l'ai regardée aller, avec ses talons aiguilles et sa grâce de liane, sur l'écran de ma télé. Au début, j'étais ravie de pouvoir tout regarder dans le confort de mon salon sans me faire marcher sur les pieds, sans avoir à jouer du coude et surtout sans avoir eu à poireauter pendant des heures sinon des jours aux portes des Plaines. Mais à minuit, à l'issue d'un spectacle franchement émouvant, j'ai regretté de ne pas avoir été sur les Plaines pour partager ce moment unique avec la foule.

Devant cette mer de monde réuni sous un ciel criblé d'étoiles, j'ai pensé comme beaucoup de gens au spectacle J'ai vu le loup, le renard et le lion présenté dans le cadre de la Super Francofête sur les Plaines en août 1974. Or, même si les comparaisons sont toujours un peu stériles, on peut affirmer sans exagérer que le spectacle de Céline sur les Plaines est le descendant direct du moment magique qui avait réuni sur la même scène Charlebois, Vigneault et Leclerc. L'atmosphère politique n'est peut-être pas la même, la foule, surtout celle issue du baby-boom, n'a plus le même âge ni les mêmes illusions, mais l'intensité de la rencontre et ce qu'elle dit de la société québécoise d'aujourd'hui étaient à mon avis identiques. Pourquoi? Disons simplement que, lorsque 200 000 Québécois viennent applaudir Paul McCartney sur les Plaines, ce qu'ils applaudissent, c'est une pêche fructueuse dans les eaux internationales leur a permis d'attraper un de leurs plus gros poissons. Lorsqu'ils applaudissent Céline Dion, c'est une partie d'eux-mêmes qu'ils célèbrent: la partie qui a conquis le monde entier au lieu d'être conquise par lui. Au plan de la fierté et de l'identité collectives, ça ne se De retour dans sa famille, comme elle l'a répété à plusieurs reprises, Céline aurait pu accaparer la scène à elle toute seule. Elle a eu la grâce de la partager avec un large échantillon d'artistes qui semblaient tous être tombés sous son charme et qui étaient aussi admiratifs d'elle qu'elle d'eux. En plus de leur faire une belle place, elle n'a jamais eu peur de s'aventurer sur leurs terres ni de se mesurer à des styles et des univers parfois à des années-lumière des siens. Peu d'artistes de sa stature auraient accepté de sortir à ce point de leur zone de confort. Ce faisant, Céline a en quelque sorte accouché d'une chanteuse toute neuve, à la voix pure et libérée des tics et des automatismes que lui inflige parfois son répertoire.

Quel plaisir que de la voir sortir de son catalogue de ballades sucrées et se muer en rockeuse incandescente dans un duel affectueux avec Nanette, d'entendre sa voix se draper de blues pour se marier sans effort avec la voix de Zachary Richard, de sentir sa sensualité monter sous l'assaut du tendre ravageur qu'est Éric Lapointe. Quel bonheur de la voir devenir petite soeur admirative de Claude Dubois, filleule affectueuse de Ferland, de l'entendre trébucher dans le néo-trad de Mes Aïeux avant de retrouver son aplomb et ses racines avec ses frères et soeurs pour un rigodon endiablé. Et puis que dire de la finale avec Ginette Reno, moment émouvant et grave où l'élève qui a dépassé le maître lui rend un ultime hommage, les yeux mouillés et le coeur en compote devant l'immensité du talent et ses rendez-vous ratés avec le destin?

Ce fut un grand et majestueux spectacle comme on n'en avait pas vu depuis longtemps: un spectacle pas politique pour un sou mais profondément québécois, où la fluidité de la mise en scène, la beauté chatoyante des éclairages, la puissance de l'orchestre et la simplicité avec laquelle tout cela était offert au public étaient franchement inspirantes.

Depuis 34 ans, dans la mémoire des gens, le loup, le renard et le lion sont les rois incontestés des Plaines. Ils devront désormais partager l'honneur avec Céline, la nouvelle reine des Plaines.