L'avion atterrit et roule doucement sur le tarmac avant de s'immobiliser. Il fait noir, un noir lunaire. J'aperçois le bâtiment de l'aéroport de Riyad, un bloc carré au milieu d'un champ. Modeste pour une ville de 6 millions d'habitants plantée au milieu du désert.

J'ouvre ma valise et je sors mon abaya et mon foulard. Noirs, la couleur prisée par le gouvernement saoudien.

La veille de mon départ, j'ai tiré un sac de mon garde-robe dans lequel je garde une collection de voiles : burqa pour l'Afghanistan, tchador pour l'Iran, hidjab pour le Pakistan. Dans le fond du sac, j'ai repêché mon abaya, une robe noire que j'avais achetée en Syrie. Elle était trop longue, je marchais dessus. Je l'ai coupée avec des ciseaux. Elle s'est effilochée au fil des jours.

J'étais nerveuse et un brin paranoïaque à l'idée d'affronter l'Arabie saoudite où le blogueur Raif Badawi a été emprisonné et flagellé pour avoir critiqué le régime.

J'ai pris un avion de la Saudi Arabian Airlines pour effectuer le trajet Paris-Riyad. À l'arrière, les bancs de la rangée du milieu avaient disparu pour laisser la place à une salle de prière. Je n'avais jamais vu ça, une salle de prière dans un avion, même en Afghanistan et en Iran où la religion fait pourtant foi de tout.

En Arabie saoudite, les gens prient cinq fois par jour, sans oublier le vendredi, jour sacré où le pays ne bouge pas et ne respire pas. Il prie. Du moins jusqu'à 16 h. L'appel du muezzin retentit plusieurs fois par jour du haut des milliers de minarets qui tapissent Riyad.

Ça m'a pris trois jours avant de pouvoir m'acheter une carte SIM pour mon iPhone. J'arrivais un peu avant, pendant ou juste après la prière. Les commerces étaient fermés. Je n'arrivais pas à me faufiler entre les exigences de la prière et les bouchons de circulation de Riyad.

Vendredi, après la prière, j'ai sauté dans un taxi. Une longue file de clients attendaient l'ouverture du fournisseur internet. Que des hommes. À l'ouverture, ils se sont dirigés à droite, moi, à gauche. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, à chaque extrémité du magasin. Jamais ensemble. J'étais la seule femme. J'ai acheté ma carte SIM en 15 minutes. Pratique parfois, la ségrégation des sexes.

***

Un brin paranoïaque, donc. Sentiment exacerbé par la fatigue et le décalage horaire. J'avais oublié à quel point c'est énervant de porter un foulard. Heureusement que j'avais coupé mon abaya parce qu'entre ma valise, mon foulard qui glissait et que je devais ramener sur ma tête et mon passeport que j'agrippais comme une bouée au milieu de la mer, mes mains en avaient plein les bras, si j'ose dire.

Je m'attendais à deux files d'attente, une pour les femmes et une pour les hommes, comme en Iran, et à des douaniers sinistres. Rien de tout cela.

Les douaniers saoudiens étaient efficaces, jeunes et souriants, curieux lorsqu'une Occidentale tendait son passeport. On sentait qu'ils auraient préféré lui demander des nouvelles de son pays autour d'une tasse de thé.

- First time here ? m'a demandé le douanier. Welcome !

Son air souriant ne l'a pas empêché d'examiner mon passeport sous toutes ses coutures et de prendre ma photo et mes empreintes digitales. Un beau passeport tout neuf avec un visa saoudien que j'ai pris deux ans et demi à obtenir. Mes premières démarches remontent à février 2015. À l'époque, je m'imaginais, naïve, qu'un journaliste pouvait obtenir un visa en quelques semaines, sinon quelques mois.

Mes démarches pour obtenir le visa feraient passer Kafka pour un romancier à l'eau de rose. Je vous fais grâce de mon tournage en rond bureaucratique, mais disons qu'entre l'ambassade de l'Arabie saoudite à Ottawa qui ne répondait jamais au téléphone - mais alors là jamais -, le ministère de l'Information à Riyad frappé de mutisme et une agence privée de Montréal qui fournit des visas, mais qui ne s'occupe pas des journalistes, je n'aboutissais à rien.

Par contre, j'ai appris une chose intéressante. À l'agence montréalaise, l'homme au bout du fil était inquiet. « Vous allez voyager seule ? m'a-t-il demandé. Vous ne serez pas avec un homme ? Hum... Quel âge avez-vous ? 60 ! Parfait ! »

En haut de 45 ans, une femme peut voyager seule, car, ai-je compris, elle n'est plus un objet de désir.

Après avoir végété pendant deux ans et demi, ma demande de visa a miraculeusement débloqué en deux semaines. Est-ce l'effet Mohammed ben Salmane, le nouveau prince héritier de 32 ans qui est en train de bousculer l'ordre millénaire de son pays ?

Peut-être, je ne le saurai jamais. Les mystères de la bureaucratie saoudienne sont insondables.

***

Le douanier m'a remis mon passeport en me souhaitant bon voyage. Comme tous les employés du gouvernement, il portait le costume traditionnel, soit le thobe, une robe blanche immaculée, et le shemagh, un foulard à damiers rouge et blanc qui est maintenu en place par un iqal.

J'ai attrapé ma valise qui gisait sur le carrousel, franchi les portes, évité de me faire arnaquer par un jeune qui voulait m'amener en ville pour 100 rials (35 $) avant de m'écraser sur la banquette d'un taxi, un vrai. En arrière, évidemment, car une femme ne s'assoit pas en avant.

J'ai deviné la ville à travers la nuit. Des gratte-ciel audacieux, les lumières clinquantes des commerces, des mosquées à tous les coins de rue, des palmiers qui survivent entre deux voies rapides, des trottoirs vides, des grandes affiches qui disent qu'il ne faut pas texter au volant et d'autres encore plus grandes avec le visage du prince héritier Mohammed ben Salmane en costume traditionnel.

Il n'y a pas de sans-abri, pas de nids-de-poule, pas de pauvreté apparente même si l'Arabie saoudite vit une crise économique sans précédent.

Le gouvernement voit ses réserves de pétrole fondre à vue d'oeil, le prix du brut a chuté de moitié depuis 2014 - l'or noir génère 75 % des revenus de l'État -, le taux de chômage frise les 12 % et les déficits ont explosé, atteignant 79 milliards US en 2016. Historiquement, l'Arabie saoudite a toujours nagé dans des surplus colossaux.

Je suis arrivée à mon hôtel fourbue. J'ai franchi le détecteur de métal qui a bipé dans une parfaite indifférence, tendu mon passeport à la réception et rempli de la paperasse en me disant que cette journée ne finirait jamais.

J'ai passé mon premier après-midi à Riyad à boire du thé dans les locaux du ministère de l'Information. J'avais l'impression d'être en Afghanistan : mêmes bureaux soporifiques, même bureaucratie têtue, mêmes murs beige anesthésiant. Sauf qu'en Afghanistan, les murs sales et les tapis usés jusqu'à la trame exsudent la pauvreté, alors qu'à Riyad, tout est propre, neuf et riche.

Ma fixer (interprète) m'avait avertie avant de partir : tout doit passer par le ministère de l'Information et « they are very slow », « slow » écrit en lettres majuscules dans son courriel. Pendant les entrevues officielles et mes déplacements, je serai accompagnée d'un chaperon qu'ils appellent « minder », m'a-t-elle dit. « Mind » veut dire esprit. Pour la subtilité, on peut repasser.

J'ai donné la liste de mes sujets au ministère. J'ai arrondi les angles, menti par omission et escamoté une couple d'histoires délicates. J'ai compris qu'en Arabie saoudite, comme en Iran et en Afghanistan sous les talibans, il faut tricher. J'ai donc triché.