Il faut descendre 12 marches pour accéder au sous-sol, une pièce sans fenêtre où trônent huit machines à coudre et une table. Sur un mur, des étagères où s'entassent pêle-mêle des bobines de fil. Au fond, un fer suspendu et une planche à repasser. L'atelier est petit, c'est la norme en région.

Dans cet espace en désordre, six femmes travaillent. Fin cinquantaine, début soixantaine, elles sont mères, grands-mères et même arrière-grands-mères. Couturières depuis toujours.

Même si le travail commence à 8 h, elles sont là dès 7 h 45, courbées sur leur machine à coudre, les yeux rivés sur le tissu qui file sous leurs doigts experts. Hélène*, elle, est debout toute la journée. C'est la seule qui ne coud pas. Elle fait la finition : elle passe des cordons dans des oeillets, coupe des fils, étiquette le linge et le plie avant de le ranger dans des sacs en plastique. Hélène, revêche, chialeuse, toujours un sacre à la bouche.

« Tu trouves pas ça dur, travailler debout ? »

Elle hausse les épaules.

« Ma fille, me répond-elle, ça fait 40 ans que je travaille debout, stie. J'ai été barmaid toute ma vie. »

Jocelyne, la patronne, compte le nombre de morceaux cousus par les filles, vérifie si la commande est complète et met le tout dans de grands sacs qu'elle charge dans sa camionnette.

Elle quitte régulièrement son patelin pour Montréal. Elle remet la marchandise à son fournisseur, John, un Turc haut en couleur. Jocelyne se moque de lui. Il parle fort en mélangeant le français et l'anglais, il gesticule et s'énerve, mais grâce à lui, elles ont du travail. C'est le seul qui fournit du boulot au petit atelier de Jocelyne. Sans lui, sans ses paréos, ses chandails et ses robes d'été à coudre, repasser, étiqueter et plier, les filles seraient au chômage.

Jocelyne a le cheveu fin et un duvet forme une ombre sous son nez. Elle a quatre enfants, le plus jeune a 10 ans et la plus vieille, 19. Elle est grand-mère. Sa fille de 19 ans a un enfant et elle est enceinte d'un deuxième. Jocelyne coud tout en faisant tourner le petit atelier. Elle travaille vite, concentrée, et parle peu. Elle rit parfois. Elle replonge vite le nez sur sa machine ou elle parlemente au téléphone avec John qui s'impatiente.

La radio fonctionne toute la journée et fait concurrence au bruit des machines à coudre. Les chansons, la circulation, les bulletins météo et les publicités criardes tournent en boucle. Quand l'animateur annonce de 20 à 25 centimètres de pluie en plein mois de février, Hélène s'exclame : « Câlisse, heureusement que c'est pas de la neige ! »

Les filles travaillent jusqu'à 16 h 30, avec 15 minutes de break le matin et l'après-midi et une demi-heure pour dîner pas payée.

« Dring ! dit Hélène à midi pile.

« - Ben là ! dit Jocelyne, insultée, pas besoin de dire dring. »

Les filles quittent aussitôt leur machine, elles déballent leur sandwich et s'installent à la table en tassant les piles de linge. Seule Fabienne part. Elle habite tout près et préfère manger chez elle. Dès qu'elle quitte l'atelier, les autres se mettent à parler contre elle. Personne n'aime Fabienne, mais personne n'ose lui dire quoi que ce soit, même pas Jocelyne.

« Il y a deux patronnes ici, moi pis Fabienne, m'explique Jocelyne.

- Pourquoi tu la gardes ?

- Parce qu'est bonne, mais est tellement malcommode ! »

Jocelyne pince ses lèvres minces.

La soeur de Fabienne, Louise, travaille aussi à l'atelier. Parfois, elles se chicanent. Elles sont loin l'une de l'autre, Louise au fond près des toilettes, Fabienne à l'autre extrémité.

Fabienne a cousu pendant 50 ans, souvent à la maison. Elle n'aime pas travailler dans un atelier.

« Le monde m'énarve », dit-elle en repoussant ses cheveux gris qui tombent en mèches folles sur son front.

Teint rougeaud, 67 ans, elle a trois garçons dans la quarantaine. Son mari est mort depuis longtemps. Dans ses temps libres, elle coud. Elle achète du linge bon marché et elle le découd pour en faire des jupes et des chapeaux.

***

La journée file entre les coups de gueule de l'animateur de radio et les chansons québécoises qu'Hélène connaît par coeur. Elle et Suzanne sont amies. Pendant qu'Hélène plie et étiquette, elle pose des questions à Suzanne sur sa fin de semaine. Suzanne répond sans lever les yeux du paréo qu'elle coud plus vite que son ombre au milieu du vrombissement de sa machine. Ses mains agiles virevoltent. Hélène et Suzanne murmurent leurs confidences qui se perdent dans le bruit.

Suzanne, visage ingrat, corps lourd, cheveux gris. À l'aube de la soixantaine, elle se cherche un chum. Elle fréquente deux hommes en même temps.

« Pis, il est comment ? lui demande Hélène.

- Il est mieux que l'autre. J'sais pas, je suis à l'aise avec. Il me fait rire.

- Il travaille-tu ?

- Oui, dans une agence de recouvrement. »

Lucie est la coquette du groupe : chemise carreautée ajustée, jeans à la coupe élégante, chignon artistement négligé. Elle a 66 ans. Elle a pris sa retraite à 65 ans tapants. Après deux mois, elle n'en pouvait plus.

« Ma berceuse et mon coussin avaient pas grand-chose à me dire. Pis être avec mon chum toute la journée dans la maison... »

Elle lève les yeux au ciel.

Sa pension ne réussissait pas à la faire vivre. « Je suis ben dépensière. »

Elle travaille à côté de Fabienne. Les deux femmes ne se parlent pas. Elles cousent en jetant parfois un oeil sur la grande horloge fixée au mur.

À 16 h, la journée achève sans un soupir après avoir pris des allures d'éternité. Avant de partir, il faut plier les paréos. John, le fournisseur montréalais, exige qu'ils soient roulés « très, très serré ».

Jocelyne nous fait une démonstration. « Tu les plies en deux, pis en quatre, pis en six, pis tu roules. »

Ils doivent rentrer dans un cylindre étroit. Sauf que ça ne rentre pas.

« Plus serré, insiste Jocelyne. Regarde. » Elle nous montre un échantillon laissé par John. On s'y met, Hélène, Jocelyne et moi.

Jocelyne secoue la tête. Elle peste contre les exigences de John. « Il a dit : "Faut que tu le tiennes ben ben serré, comme un pénis." »

Hélène proteste : « Il peut se le fourrer dans le cul, son ostie de pénis ! »

Jocelyne rit. Une gigantesque pile de paréos trône sur une chaise.

16 h 30. « Dring ! » crie Hélène en laissant la pile en plan. Jocelyne hausse les épaules. En cinq minutes, l'atelier se vide.

* Tous les prénoms sont fictifs.