La première chose qui frappe en arrivant à Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo, c'est le bruit. Du bruit partout, tout le temps : la musique à tue-tête dans les rues, les autos et les motos qui klaxonnent à travers des bouchons monstres, les génératrices qui bourdonnent pendant les pannes d'électricité. Et Dieu sait qu'elles sont nombreuses, les pannes.

Personne ne connaît le nombre exact d'habitants à Kinshasa. Certains disent 10 millions, d'autres parlent de 15 et même 20 millions. Le dernier recensement remonte à 1984. Depuis, la ville a grossi dans une anarchie typique des mégapoles africaines.

À Kinshasa, les journalistes, mal payés, mal équipés, plombés par des dérives éthiques, essaient de survivre. Ils reçoivent, en moyenne, 100 000 francs congolais par mois, soit environ 70 $ US... quand ils sont payés.

J'ai rencontré des femmes membres du Club national de journalisme des droits de l'homme. La rencontre devait commencer à 9 h 30. Une seule était à l'heure, la présidente, Miphy Buata. Les cinq autres sont arrivées au compte-gouttes, certaines à 10 h 30. Elles étaient coincées dans la circulation infernale de Kinshasa.

Elles m'ont parlé de leurs problèmes sans rien occulter : la précarité des emplois, les salaires médiocres, le harcèlement sexuel, les tractations de leurs patrons avec les politiciens et les entreprises qui négocient l'espace où la nouvelle sera publiée. Il existe même une grille tarifaire qui varie en fonction de l'importance du média : 2500 $ pour la manchette, 700 $ pour une annonce en une, 350 $ pour une demi-page à l'intérieur du journal. En échange, le journaliste, qui reçoit 15 % du montant, écrit un article complaisant.

Sans oublier le « coupage », pratique fréquente en RDC. « Si un parti politique inaugure un nouveau bâtiment, explique Miphy, il appelle le journaliste pour le convoquer à un point de presse. À la fin, il lui donne une collation [de l'agent] pour qu'il écrive un article positif. »

Les exemples se multiplient : une brasserie qui sort un produit, une équipe de football qui annonce un commanditaire, un ministre qui marie sa fille. Coupage, coupage, coupage. Les journalistes ferment les yeux, encaissent l'argent et écrivent des articles flatteurs.

« Le coupage ne nous honore pas, dit Miphy, mais nous sommes tellement mal payés. »

« Je regrette d'avoir choisi le journalisme, ajoute Gisèle Tshijuka. Le coupage est humiliant. Les patrons sont durs, nos salaires minables... »

« On nous traite comme des chiens », conclut Miphy.

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Je n'ai passé que trois jours à Kinshasa. J'ai pris l'avion pour Bukavu, une ville située aux confins de la RDC, à quatre kilomètres du Rwanda. Bukavu est la capitale du Sud-Kivu, une province instable bouleversée depuis des années par des conflits armés.

La première chose qui frappe à Bukavu, c'est le calme. Après la frénésie de Kinshasa, Bukavu ressemble à une bourgade même si elle compte plus d'un million d'habitants. Le soir, la ville est déserte. Personne, ou presque, ne se balade dans les rues mal éclairées, alors que Kinshasa vibre la nuit.

Bizarre, d'être une Blanche à Bukavu. Pourtant, j'ai l'habitude de l'Afrique, mais ici, dans ce bout du monde congolais, c'est différent.

Quand je suis avec des Congolais, ils négocient d'arrache-pied le prix du taxi, car dès que les chauffeurs me voient, les tarifs bondissent. Blanche = argent.

Les chauffeurs se baladent toute la journée sur des routes défoncées où il y a plus de trous que d'asphalte. Les taxis sont collectifs. Les gens paient 500 francs. Je suis la seule qui débourse 1500 francs.

Un dollar américain vaut 1500 francs.

Au restaurant, les enfants me dévisagent. C'est vrai qu'il y a peu de Blancs à Bukavu.

Je suis ici pour enseigner*. Huit jours de formation donnée à des étudiants et à des journalistes.

Le premier matin, j'étais prête à sauter dans un taxi à 7 h 45. Le cours commence à 8 h 30 et le trajet ne prend qu'une quinzaine de minutes. J'étais un peu nerveuse à l'idée d'enseigner à une vingtaine d'étudiants africains âgés de 18 à 50 ans.

J'ai demandé au concierge de mon hôtel combien coûtait un taxi. Il m'a répondu : « 1000 francs, 1500 s'il exagère. »

Le chauffeur m'a demandé 2000 francs.

« Vous exagérez, non ? lui ai-je dit.

- D'accord, 1500 sans problème. »

J'enseigne à l'École technique de journalisme de Bukavu dirigé par Prince Murhula. Entassés dans une petite salle qui donne sur la rue, nous discutons d'éthique avec le bruit de la circulation en sourdine : où tracer la ligne entre vie publique et vie privée ? Comment parler de suicide ? Quelles sont les limites de la liberté d'expression ? Sans oublier l'intégrité, les conflits d'intérêts, les techniques d'écriture et d'entrevue...

Les étudiants sont passionnés. Parfois, nos cultures s'entrechoquent, moi, la Blanche, née dans la ouate, qui travaille dans une salle de rédaction syndiquée, eux, les Noirs, élevés dans un des pays les plus pauvres d'Afrique, condamnés à la précarité. Ils comprennent l'importance de l'éthique, la pureté journalistique, les conflits d'intérêts à éviter à tout prix, bien sûr. Mais, m'ont-ils demandé, comment allons-nous vivre si on refuse le coupage ?

Existe-t-il une éthique à deux vitesses, une pour les riches et une pour les pauvres ?

Je n'ai pas de réponse à cette question.

La Presse assume tous les frais de déplacements ce séjour, qui a été organisé en partenariat avec l'organisme Journalistes pour les Droits Humains (JDH).