Aude a toujours eu peur de la sclérose en plaques. Elle avait des symptômes. « Mes jambes étaient molles, comme si j'avais bu. Ma joue droite et une partie de ma langue étaient engourdies. »

Elle échappait souvent des objets et elle était fatiguée.

Inquiète, elle s'est présentée dans une clinique privée.

« Ou vous allez voir un dentiste, ou vous avez la sclérose en plaques », lui a dit un médecin.

Aude est partie à pleurer. Il a ajouté : « Il faudrait que vous preniez des antidépresseurs. »

Son dentiste n'a rien trouvé.

Il restait la sclérose en plaques.

Elle a vu un neurologue. Il l'a bombardée de questions : Avez-vous des frères ? Des soeurs ? Êtes-vous en amour ? Aimez-vous le chocolat ?

Aude a ri, surprise par la dernière question.

Il lui a demandé de quoi elle avait peur. Elle a répondu sans hésiter : la sclérose en plaques.

Elle a passé des tests. Le verdict est tombé comme une tonne de briques : sclérose en plaques. Aude a pleuré. Le neurologue lui a offert du chocolat.

Elle était bouleversée, mais aussi étrangement soulagée. « Je savais contre quoi je me battais. Je connaissais mon ennemi. »

C'était en 2004. Elle avait 32 ans.

Je l'ai rencontrée jeudi dans son coquet appartement du quartier Villeray. Cheveux noirs légèrement striés de gris, menue dans son fauteuil roulant, un foulard coloré noué autour du cou. La lumière du jour déclinait, une lueur bleutée entrait par les portes-fenêtres qui donnent sur une terrasse.

En 2005, elle est tombée en amour avec Richard. Elle lui a dit qu'elle avait la sclérose en plaques. « Je lui apprenais ce que c'était, raconte Aude. J'avais l'impression de semer la peur en lui. »

« Je ne connaissais pas cette maladie, explique Richard, qui est toujours avec Aude. Je me suis dit : "Je suis bien, je suis heureux, on verra." J'ai laissé aller la vie. »

Sauf que la vie n'a pas été tendre. La maladie s'est installée et elle a fait ses dégâts.

Année après année, Aude a connu un lent déclin. Elle a d'abord marché avec une canne, puis avec des béquilles, avant de se résoudre à acheter un fauteuil roulant. À chaque étape, elle vivait un deuil, un renoncement. Elle était d'abord en colère, puis elle se résignait.

« C'est comme l'eau qui entre dans une fissure, dit-elle. Elle fait son chemin, la fissure s'élargit, puis ça gèle et la fissure devient de plus en plus grande... »

***

Elle marchait avec une canne quand la nouvelle de la cure « miracle » du Dr Zamboni a bouleversé les gens atteints de la sclérose en plaques en soulevant des espoirs fous. C'était en 2009.

Aude a vu le Dr Zamboni à la télévision. Elle était sceptique. « Après avoir dilaté la veine d'une patiente, elle jouait quasiment au tennis. Quand même ! »

Les réseaux sociaux s'emballaient, la nouvelle enflait. « Je l'avais dans la face, dit Aude. Tout le monde m'en parlait. Même mon conseiller financier m'a appelée ! »

Aude gardait la tête froide, mais quand tu souffres d'une maladie incurable, une nouvelle comme celle de Zamboni ébranle les plus sceptiques. Le traitement est simple, les veines des patients sont dilatées. Des malades étaient prêts à payer des milliers de dollars pour se faire opérer en Europe.

« Je me disais : "Si le fait de refaire du vélo ou de marcher tient à un voyage en Hongrie, why not, je vais y aller." Mais je me méfiais de cet espoir-là. Tout à coup, tu te vois à vélo, même si tu essaies de te prémunir contre ça.

- Ça ?

- L'espoir déçu. L'idée que, oh ! mon Dieu, je pourrais de nouveau gambader. Mon chum m'a dit : "Pourquoi tu essaies pas ?" Je lui ai répondu : "Mettons que je fais tout ça et que ça marche pas ?" J'avais peur de gérer la déception. Je me suis mise sur une liste d'attente, sans trop y croire. J'en ai plus jamais entendu parler. »

Cette semaine, quand elle a appris qu'une étude canadienne concluait sans l'ombre d'un doute que le traitement de Zamboni était sans effet, elle s'est dit : « Estie que j'ai bien fait de résister ! »

« J'étais fière de moi. »

***

Lorsqu'elle s'est résignée à troquer ses béquilles contre un fauteuil roulant, elle a éprouvé un certain soulagement. Les déplacements étaient moins pénibles et elle n'avait plus à cacher sa maladie.

« Quand les gens me demandaient ce que j'avais, je leur répondais : la sclérose en plaques, tabarnack. »

La maladie a continué de bulldozer sa vie. Elle ne pouvait plus vivre dans un deuxième étage. Au début, elle montait les marches en s'accrochant à la rampe. Elle se hissait à bout de bras. Puis Richard a dû la prendre sur ses épaules. En 2012, ils ont quitté le Mile End pour s'installer dans un rez-de-chaussée.

« Qu'est-ce qui est le plus difficile ?

- Le changement continuel, répond Aude. Quand je trouve une solution, une autre affaire surgit, ça n'arrête jamais.

Je rêvais de me péter la colonne vertébrale dans un accident. Au moins, j'aurais pu bâtir sur du solide. Là, je bâtis sur du sable mouvant. »

« Je suis souvent en colère contre mon corps que je ne contrôle pas. Mes incapacités s'accumulent, les deuils aussi. J'avais commencé à écrire une liste de mes deuils, des plus lourds aux plus légers, comme ne plus pouvoir me promener en gougounes l'été. Il y a mille deuils à faire... mille à la puissance dix. »

« Mais il y a aussi des beaux moments. Je suis en amour, je suis bien entourée, je peux voyager, boire du vin, bien manger. Il faut que je m'accroche à ça. 

- Et l'avenir ?

- J'aime mieux pas trop regarder. Je trouve ça énervant. Un jour, je devrai peut-être arrêter de travailler. Je me dis : "Mais qu'est-ce que je vais faire de tout ce temps ?" »

Sa vision des choses a changé. Aude a toujours aimé l'hiver, la neige, la blancheur immaculée. Avec la sclérose en plaques, l'hiver s'est transformé en ennemi. « C'est hyper angoissant. J'aimerais tellement ça, faire du ski de fond ou de la raquette, ça me fait chier ! Je n'essaie plus de me battre contre ça. J'ai appris à contempler l'hiver. »

Ce qui lui manque le plus ? Le vélo. « Je m'ennuie de mon corps, de ma légèreté, de la liberté que m'apportait le vélo. »

Elle a pris des médicaments, elle s'est fait des injections, elle a reçu des intraveineuses. Ils n'avaient aucun effet sur elle.

Aujourd'hui, elle se bat à mains nues.

***

Je connais Aude depuis 17 ans. C'est elle qui se souvient de la date : janvier 2000. C'est à ce moment-là qu'on a commencé à nager ensemble, de 7 h à 8 h le matin, une ou deux fois par semaine, un rendez-vous immuable qu'on ne rate pratiquement jamais. D'abord nager, puis petit-déjeuner chez une amie après nos longueurs de piscine. Nous formons un trio fidèle, soudé par la nage. On rit souvent, on pleure parfois, on se raconte nos vies qu'on connaît par coeur.

De semaine en semaine, de mois en mois, d'année en année, j'ai vu la maladie martyriser le corps de mon amie. Aude est forte, exceptionnellement forte. C'est une battante, mais elle a affaire à forte partie.