Dieu, tu me fatigues. Ça fait longtemps que je veux te le dire et que je l'ai sur le coeur.

Je te tutoie parce que l'Église a décidé de passer au « tu » en espérant garder ses fidèles. Je parle des catholiques, bien sûr. Je sais que tu te démultiplies et que tu t'appelles aussi Yahvé, Allah et j'en passe. Je t'écris à toi et à tes sosies, car j'ai une question importante à te poser : comment as-tu pu regarder l'humanité s'effondrer à Alep et rester les bras croisés ?

J'ai été baptisée bien malgré moi. Je venais à peine de naître, je ne pouvais pas protester. À la petite école, j'ai appris le catéchisme par coeur, un livre gris et triste avec des questions et des réponses. Certains passages sont restés gravés dans ma mémoire : « Où est Dieu ? Dieu est partout. » « Qui est Dieu ? Dieu est infiniment bon, infiniment aimable et infiniment parfait. »

Infiniment bon ? Je n'y crois pas un seul instant. Si tu étais bon, tu ne pourrais pas laisser la Syrie sombrer dans la folie sans lever le petit doigt.

Les cadavres s'empilent de façon grotesque. Au début de la guerre, il y en avait 5000 ; le chiffre a ensuite grimpé à 10 000, puis 50 000, puis 100 000. On croyait être au bout de l'horreur, alors qu'elle ne faisait que commencer. On a ensuite atteint 200 000 morts sans trop y croire, car le chiffre était obscène. Il sous-tendait tant de souffrances.

Aujourd'hui, on parle de 300 000 morts. Parmi eux, près de 90 000 civils. Je suis sans voix. Où es-tu, Dieu ?

Le nombre de 300 000 est tombé à la mi-septembre, avant le massacre de la ville d'Alep. Depuis, la pile de morts a grossi comme un cancer.

Dieu, tu n'es sûrement pas à Alep, la ville martyre que le président de la Syrie, Bachar al-Assad, a massacrée avec l'aide des Russes. Tu as fermé les yeux, tu as abandonné tous ces civils piégés à Alep-Est.

Je suis allée deux fois à Alep-Est, le secteur contrôlé par l'opposition, depuis le début de la guerre. J'ai vu des quartiers effondrés couverts de poussière, des immeubles éventrés, des vieux, morts, abandonnés dans la rue, seuls comme des chiens. Le silence était effrayant.

À l'hôpital, les médecins opéraient dans le hall d'entrée avec des moyens de fortune. Des médecins courageux, épuisés qui restaient malgré les bombes qui pleuvaient sur la ville. Personne n'osait s'aventurer aux étages supérieurs, de peur d'être visé par des roquettes. Les blessés entraient à pleines portes : des soldats, des hommes, des femmes et des enfants à la tête ensanglantée. Des tireurs embusqués de Bachar al-Assad les abattaient comme des bêtes pendant qu'ils faisaient la queue pour acheter du pain.

C'était en avril 2013. Dans certains quartiers, la vie continuait : les enfants allaient à l'école dans des sous-sols et les adultes travaillaient, mais la ville restait sur le qui-vive, constamment menacée par les bombes. Je n'ose imaginer ce qu'Alep est devenue. La ville est divisée en deux depuis que les rebelles ont pris le contrôle du secteur Est en 2012. Bachar al-Assad les a chassés avec une brutalité qui dépasse tout ce que l'on peut imaginer.

La liste des crimes commis par le régime de Bachar est longue : obstruction de l'aide humanitaire, destruction des hôpitaux, utilisation de barils explosifs et d'armes chimiques. Les rebelles aussi se livrent à des atrocités, c'est vrai, mais cela ne justifie en rien les abominations de Bachar. Plus de 80 % des victimes en Syrie ont été tuées par son régime.

Le 7 décembre, six pays occidentaux, dont le Canada, ont condamné le régime syrien massivement appuyé par les Russes, l'Iran et le Hezbollah libanais. Ils ont supplié Bachar al-Assad d'accepter une trêve pour permettre aux civils de fuir. Il a refusé. Il voulait vaincre les rebelles, peu importe le nombre de morts.

Le maire d'Alep-Est a accusé l'ONU, paralysée par le veto russe, de se transformer « en conseil qui donne des permis de tuer ». La phrase est forte et terriblement vraie.

La planète impuissante a regardé Alep mourir à petit feu, Alep affamée, assiégée, bombardée, Alep qui allait d'une trêve à l'autre interrompue par la reprise des bombardements.

Les rebelles auraient empêché les derniers civils de fuir à la pointe du fusil. Beaucoup d'hommes qui réussissaient à rejoindre Alep-Ouest ont disparu, probablement tués ou emprisonnés par les hommes de Bachar.

La folie s'est emparée des deux camps. Au milieu de cette boucherie, des civils innocents. On a parlé de « l'effondrement total de l'humanité » et de la « faillite morale de la communauté internationale ». Avec raison. Et toi, Dieu, qu'as-tu fait ? Rien. Comment oses-tu prétendre exister ?

***

Dans leur essai sur la Syrie, Ignace Dalle et Wladimir Glasman* citent un journaliste russe qui résume froidement les enjeux de cette guerre que plus personne ne comprend : « Il s'agit d'une guerre civile implacable avec, d'une part, un arrière-plan religieux - sunnites contre chiites - et, d'autre part, un arrière-plan géopolitique - monarchies arabes du Golfe contre l'Iran. Au fond, tout le monde ou presque se moque de l'avenir de la Syrie. »

Et des Syriens, faudrait-il ajouter.

Les auteurs précisent que la Syrie est « un des conflits les plus barbares depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Ils ont écrit leur essai au début de l'année 2016, c'est-à-dire avant le carnage d'Alep.

Les Occidentaux ne sont pas intervenus quand la guerre civile a éclaté en mars 2011. L'idée de mettre le doigt dans cette poudrière les répugnait. Ils avaient peur de répéter les erreurs de leur intervention précipitée en Libye. Ils ont préféré fermer les yeux et laisser le pays basculer dans le chaos. Ils ont cru, à tort, que l'opposition chasserait facilement Bachar.

« D'un point de vue moral, la position des États-Unis est honteuse », avait alors écrit le Washington Post.

Les djihadistes, dont le groupe armé État islamique et le Fatah al-Cham, ont fait de la Syrie leur nouveau champ de bataille. Ils se sont nourris du chaos. Ils ont kidnappé la révolution syrienne dont les idéaux démocratiques et laïques ont été broyés.

Aujourd'hui, les Occidentaux ne savent plus qui est leur ennemi : Bachar al-Assad, un dictateur sanguinaire qui assassine son peuple, ou les djihadistes qui veulent créer un califat et qui fomentent des attentats en Europe et aux États-Unis ? La peste ou le choléra ?

En 2016, Bachar al-Assad a reconquis une bonne partie de la Syrie, poussant les rebelles dans leurs derniers retranchements.

Les Occidentaux vont-ils s'asseoir avec lui pour négocier un accord de paix ? Vont-ils lui permettre de rester à la tête de la Syrie même s'ils le considèrent comme un criminel de guerre ? Est-il devenu fréquentable depuis qu'il multiplie les succès militaires ?

Dieu, j'aimerais implorer ta miséricorde pour que tu mettes fin à cette guerre et aux souffrances du peuple syrien, mais je ne crois plus en toi.

* Ignace Dalle, Wladimir Glasman, Le cauchemar syrien, Fayard, 2016.