Jean-Louis Dufresne, chef de cabinet du premier ministre Philippe Couillard, a fait quelque chose d'inusité la semaine dernière. Il a traversé le parc des Laurentides pour consulter Gérard Bouchard, le père de la Commission sur les accommodements raisonnables, qui enseigne à Chicoutimi.

Un chef de cabinet ne traverse pas le Parc pour rien. Les deux hommes ont discuté du projet de loi sur la neutralité religieuse, aboutissement d'une longue réflexion qui a débuté avec la commission Bouchard-Taylor, huit ans plus tôt.

Le projet de loi a passé l'étape des consultations publiques. L'étude article par article va débuter bientôt. Tout ne tourne pas rond, il y a de l'eau dans le moteur. Pas seulement de l'eau, mais aussi de la confusion, des hésitations et des contradictions à l'intérieur même du gouvernement.

J'aurais bien aimé entendre Gérard Bouchard et le chef de cabinet discuter. Jean-Louis Dufresne ne m'a pas rappelée et M. Bouchard a refusé de commenter l'affaire. Le gouvernement avait probablement besoin de dissiper ses incertitudes et une certaine confusion, pour ne pas dire une confusion certaine.

Cette rencontre est d'autant plus ironique que Gérard Bouchard a refusé de participer aux consultations publiques, soulignant, avec raison, que tout était dans son rapport et qu'il n'avait rien à ajouter.

Confusion. Eh oui, confusion, même après 10 ans de débats parfois houleux, souvent chaotiques. À la mi-novembre, par exemple, pendant que Philippe Couillard participait à une conférence à Marrakech, une controverse a atterri dans le camp libéral autour des examens de la Société de l'assurance automobile.

Pendant que la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, affirmait qu'une femme ne pouvait pas conduire avec un voile intégral, burqa ou niqab, le premier ministre, lui, parlait de la nécessité d'encadrer les accommodements raisonnables et de «gérer cette question du visage découvert».

L'article 9 du projet de loi stipule qu'un service doit être donné ET reçu à visage découvert, sauf qu'il peut y avoir des exceptions. La femme en niqab pourra demander un accommodement qui ne sera pas automatiquement accordé. Seuls «des motifs portant sur la sécurité, l'identification» ou la «communication» pourront entraîner un refus.

La question reste donc entière: une femme pourra-t-elle passer son permis en burqa? Obtiendra-t-elle un accommodement? Oui? Non? Peut-être? Que diront les tribunaux? Sortez votre boule de cristal.

J'ai porté le niqab et la burqa. Je pourrais conduire avec un niqab, mais avec une burqa? Avec le grillage qui obstrue la vue? Oubliez ça, on ne voit pas grand-chose. Au-delà de la loi et du droit constitutionnel d'exercer sa religion, droit inscrit dans la Charte canadienne, on oublie parfois le gros bon sens.

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J'ai aussi porté le tchador en Iran, une longue pièce de tissu qui couvre la tête et le corps, mais qui laisse le visage découvert. Le tchador. Quel problème intéressant et quel cul-de-sac où le gouvernement est coincé entre une définition étroite et un symbole puissant.

Commençons par le symbole. Dans son mémoire, la Commission des droits de la personne affirme que de nombreuses controverses ont entouré le niqab, perçu par certains comme «un symbole de l'extrémisme islamique, de l'oppression des femmes et enfin de l'échec d'intégration des musulmanes et musulmans».

Le tchador, porté surtout en Iran, est aussi lourd de symboles que le niqab et la burqa, même s'il laisse le visage découvert. Et c'est là qu'intervient la définition étroite. Le tchador respecte l'article 9, car il précise que tout service doit être reçu à visage découvert. Le tchador reçoit donc, par la bande, la bénédiction de l'État.

Même si la pub dégoulinante de démagogie de la Coalition avenir Québec m'a levé le coeur, elle n'avait pas tort. Oui, une enseignante pourra enseigner avec un tchador quand la loi sera adoptée, car son visage sera découvert.

Hier, le tchador a une fois de plus rebondi dans l'actualité. La ministre de la Condition féminine, Lise Thériault, a affirmé à La Presse canadienne qu'elle était prête à accepter une députée, une ministre et même une première ministre en tchador. Ça m'a sciée. Ce n'est plus de l'ouverture d'esprit, mais du grand écart. Une femme première ministre en tchador, on nage en plein absurdistan.

Que fait-on avec le tchador? On ajoute un article dans la loi pour l'exclure? Si oui, comment s'assurer qu'une telle disposition passera le test des tribunaux? Ou on ne fait rien et on attend qu'une enseignante se présente en tchador et on se paie encore une fois une thérapie collective à saveur musulmane?

Mais avant de dégainer, il faut peut-être se demander combien de femmes portent le tchador au Québec. Et combien d'entre elles détiennent un brevet d'enseignement.

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Revenons à l'article 9 et au visage découvert. Je suis d'accord avec le principe des employés qui doivent travailler à visage découvert. Je ne me vois pas renouveler mon permis de conduire avec une fonctionnaire ensevelie sous une burqa. Je serais la première à m'indigner.

Par contre, obliger toutes les femmes à recevoir des services à visage découvert ne tient pas la route. Si une femme en niqab se présente dans un hôpital, j'imagine mal un médecin exiger qu'elle enlève son voile avant de l'examiner. Pourquoi lui imposer cette humiliation? Et en quoi son voile menace-t-il le caractère laïque de l'hôpital? On parle d'une patiente et non d'une employée.

Comme le rappelait avec justesse la Commission des droits de la personne, «la neutralité est celle des institutions et de l'État, non celle des individus».

Mais si on change la loi pour permettre aux femmes de recevoir des services avec un voile intégral, elles pourront aussi passer leur permis de conduire en burqa. On tourne désespérément en rond.

Dès qu'on met le doigt dans le chaudron de la soupe identitaire, il y a de bonnes chances que ça se mette à déraper... car le bordel est dans les détails.