La réunion de production de Charlie Hebdo était presque terminée lorsqu'ils ont entendu des coups de feu. Personne n'a réagi. Quelques minutes plus tard, la porte s'est ouverte avec fracas. Un homme habillé en noir de la tête aux pieds a surgi. Il était seul. Il portait des gants, une cagoule et il était lourdement armé.

«Il occupait toute l'embrasure de la porte, raconte le journaliste Laurent Léger, un des rares rescapés. Il a crié deux fois «Allahou akbar!», puis il s'est mis à tirer comme un fou.»

Tout s'est passé en quelques secondes, personne n'a eu le temps de réagir.

La pièce était petite. Une grande table rectangulaire occupait presque tout l'espace. Contre le mur, une table ou deux. C'est sous l'une d'elles que Laurent Léger a plongé, un réflexe qui lui a sauvé la vie.

«J'étais recroquevillé, je faisais le mort, j'étais terrifié. J'ai pensé aux gens que j'aime.»

Il a entendu les pas du tueur, les tirs précipités de son arme, les corps qui tombaient, mais tout ce qu'il a vu, c'est la tête de son collègue Wolinski, 81 ans.

«Je voyais son crâne lisse, un crâne de vieux. Il a légèrement bougé, puis il s'est immobilisé. Je ne savais pas s'il était mort. Je n'ai pas voulu le toucher ni faire un geste, même après le départ du tueur. J'avais trop peur qu'il revienne et qu'il me tue. Vous comprenez? J'étais terrorisé.»

Le tueur est sorti de la pièce exiguë où gisaient les corps. «C'est bon, on les a tous tués!», l'a-t-il entendu dire. Il parlait français et il n'avait pas d'accent.

Laurent Léger s'est dit que l'homme n'était pas seul, qu'il avait au moins un complice. Sa peur s'est décuplée.

Le tueur a ensuite parlé à la chroniqueuse judiciaire Sigolène Vinson, qui venait de tomber face à face avec lui dans le couloir. «On ne va pas tuer les femmes», lui a-t-il dit. Elle a eu la vie sauve.

Les minutes se sont étirées. Tout n'était que peur, hécatombe et stupéfaction. Laurent Léger restait sous la table sans bouger, complètement pétrifié, les yeux fixés sur le crâne lisse de Wolinski. Il n'osait pas respirer. «J'ai attendu longtemps, je ne sais pas, je ne sais plus.» Il se disait que le tueur allait revenir et lui tirer une balle dans la tête.

Il a entendu d'autres coups de feu, mais plus loin, probablement dans la rue. Il avait perdu la notion du temps. Il n'avait pas de montre, son cellulaire était resté sur la table, imbibé de sang. Quand il s'est finalement levé, il a vu le chaos: des corps, ses amis, ses collègues, du sang, beaucoup de sang. Combien de morts? Combien de blessés? Il l'ignore.

Il s'est précipité à son bureau et il a appelé son ami. «Il y a un massacre à Charlie! Appelle la police!»

Mais son copain ne comprenait pas, même si la voix de Laurent était chargée d'une angoisse folle. Un massacre? D'autres survivants sont arrivés. Tous se sont mis à parler et à téléphoner. Certains pleuraient, d'autres criaient. Les premiers secours sont arrivés très rapidement. Et c'est là, au milieu de la pagaille, que Laurent Léger a craqué. Des sanglots violents et douloureux ont secoué son corps. «Ça m'a fait du bien.»

Dans la pièce à côté, huit morts, plusieurs blessés, certains gravement. Le journaliste Philippe Lançon a eu le bas du visage arraché par une balle.

«Sa langue est intacte, précise Laurent Léger, les médecins vont reconstruire son visage.»

Laurent, lui, n'a pas une seule égratignure. Son corps est intact, mais pas son âme.

J'ai rencontré Laurent Léger lundi au journal Libération, qui accueille l'équipe décimée de Charlie Hebdo. L'atmosphère était électrique. Les journalistes étaient en train de boucler le numéro qui sort aujourd'hui: 3 millions d'exemplaires traduits en 16 langues, eux qui, normalement, ont un tirage quasiment confidentiel de 60 000 exemplaires.

Aujourd'hui, les Parisiens devront se lever de bonne heure pour mettre la main sur Charlie Hebdo. Hier, j'ai fait deux kiosques à journaux. Au premier, on m'a dit que les numéros étaient tous réservés; au deuxième, on m'a conseillé d'arriver à 7h45 et de faire la file. «Je n'aurai que 112 copies, m'a dit le propriétaire, ça va être l'enfer.»

À deux jours de la sortie, l'équipe de Charlie Hebdo était débordée. Laurent Léger n'avait pas le temps de me rencontrer. «Je suis à la bourre», me répondait-il quand je l'appelais ou lui envoyais un texto. Il travaillait sur son article. C'est le seul journaliste d'enquête de Charlie Hebdo.

Je me suis installée dans un café près du journal Libération et j'ai attendu qu'il ait quelques minutes de libres. À 15h, il m'a texté: «Ok venez et app moi quand vous êtes en bas.»

Il est venu me chercher sur le trottoir. Impossible d'entrer à Libération sans invitation. L'endroit est plus que jamais cerné par des policiers armés. Des journalistes campaient de l'autre côté de la rue.

Laurent Léger m'a amenée à la cafétéria, mais il y avait trop de monde. La salle était pleine à craquer, les gens riaient et parlaient avec fébrilité, comme à la veille d'une tempête de neige. On s'est planqués dans le couloir en pente, car Libération est installé dans un ancien stationnement, où tout monte, descend et tourne en rond. À peine un ascenseur sur je ne sais combien fonctionne. Une atmosphère de joyeux bordel régnait dans la place.

Assis sur une chaise droite, au milieu d'un va-et-vient étourdissant, Laurent Léger m'a raconté l'horreur. Il me fixait, ses yeux bleus étaient parfois traversés par des éclairs de stupeur ou d'incompréhension. Son calme formait un contraste saisissant avec son récit tragique.

Grand, mince, presque maigre, son jean tombait sur ses hanches étroites. Il est chauve, comme son ami Wolinski. Il venait de terminer le premier jet de son article. Une enquête sur les services de renseignement qu'il a essayé de boucler en quelques jours. «Trois types avec des armes lourdes se baladent dans Paris en plein jour et tuent dix-sept personnes? Personne ne les a détectés quand ils ont acheté leurs armes?»

J'ai passé 25 minutes avec Laurent Léger. Il parlait tout bas, presque en chuchotant. Il ne réalisait pas encore l'ampleur du désastre, l'impact de la mort de la moitié de la salle de rédaction de Charlie Hebdo, le gigantesque mouvement de solidarité que la fusillade a déclenché, les 1,5 million de manifestants qui ont déferlé dans les rues de Paris. Il ne pensait qu'au numéro qui doit sortir coûte que coûte et à ses amis morts.

«Vous êtes un miraculé?

- Je ne sais pas comment dire, je n'y crois pas, ce n'est pas crédible, ça n'existe pas.»

Il est ébranlé, mais il tient le coup.

«Je suis relativement fort. On fait un journal, on travaille, on est ici, ensemble.»

Il soupire.

«On est complètement orphelins, mais on ne s'en rend pas compte.

- Comment va l'équipe?

- Nous sommes très affectés. On a des hauts et des bas. On a des phases de rire, d'abattement et de pleurs.»

Il appréhende les funérailles.

«Ça va être affreux.»

Que retient-il de ce massacre?

«Ce n'est pas l'islam, mais des sectes qui utilisent la religion pour semer la violence. C'est du terrorisme. On est en plein Paris, c'est fou! Eux et nous. On vit dans des mondes tellement différents, le fossé est énorme. Comment le combler? On est incapable de s'occuper de ces gens-là. On ne sait pas comment leur faire face. Nous sommes civilisés, nous nous battons avec des mots et des dessins, pas avec des armes. On n'a pas de kalachnikov.

- Et après ce numéro, que se passera-t-il?

- On verra, c'est loin. Tout le monde est derrière nous, mais c'est temporaire. On verra combien de temps ça va durer. Vous savez, un drame en chasse un autre. Dans quelques jours, nous serons très seuls.»