Pendant que Paris est sens dessus dessous, que les voitures de police roulent à tombeau ouvert, sirènes hurlantes, que les frères Kouachi, armés jusqu'aux dents, sont enfermés dans un bâtiment à Dammartin, qu'un meurtrier s'est barricadé à Vincennes avec des otages, que l'immense télévision perchée au milieu du bistrot passe en boucle des images de policiers prêts à donner l'assaut, le caricaturiste Willem boit tranquillement sa bière.

Il a eu sa dose d'émotions depuis deux jours. Sa dose de morts et de drames. Sa dose de trop. Plusieurs de ses collègues ont été abattus à bout portant par les frères Kouachi qui voulaient punir les journalistes de Charlie Hebdo. Leur crime? Ils s'étaient moqués du prophète Mahomet à coups de crayon. Un carnage auquel Willem a échappé parce qu'il ne participe jamais aux réunions du journal.

«Les réunions? Ça m'ennuie», dit-il. C'est ce qui lui a sauvé la vie. L'ennui. C'est pour dire. Il était dans le train lorsque son téléphone s'est mis à sonner de façon hystérique. Il venait de quitter son île de Bretagne, «où il n'y a pas de kalachnikov», pour se rendre à Paris.

«On m'a d'abord dit qu'il y avait un mort. Je n'ai pas pris ça au sérieux. C'était confus. Puis, d'autres m'ont appelé. Ils étaient rendus à 10 morts. C'est là que j'ai réalisé l'ampleur du désastre.»

Willem est un pionnier. Il travaille depuis 1969 pour Charlie Hebdo, qui, à l'époque, s'appelait Hara-Kiri. Il vient de perdre ses collègues qui étaient devenus ses amis, sa famille depuis la nuit des temps. Le trou est immense.

En descendant du train, il s'est rendu devant les locaux de Charlie Hebdo, mais personne ne pouvait y rentrer. Il a appelé des amis, mais c'était la folie. Il a finalement décidé d'aller dans son minuscule pied-à-terre. Il s'est couché et il s'est endormi, seul avec son grand trou.

Wolinski lui manque. Il travaillait avec lui depuis toujours. Il avait 81 ans. «L'âge de Sophia Loren», dit-il, pince-sans-rire. Tignous aussi lui manque. Il avait quatre enfants. Et Honoré, oui, Honoré, l'éternel copain qui a aussi travaillé à Hara-Kiri. Sa tribu est morte, elle sera bientôt enterrée.

«Je n'irai pas aux funérailles. Des hypocrites vont m'offrir leurs condoléances même s'ils s'en foutent. Je n'irai pas aux miennes non plus. J'ai donné mon corps à la science et je vais être découpé dans une école de médecine.»

Willem plonge les yeux dans sa bière. Il la boit lentement, avec un calme surnaturel. Il déguste chaque gorgée, sourd aux bruits de la rue, au son criard de la télé qui bombarde des images, toujours les mêmes, sourd aux rares clients assis sur les banquettes usées du bistrot et à son téléphone qui sonne sans arrêt. Il est 15h, Paris nage en pleine crise de nerfs. «Je suis chanceux d'être vivant», lâche Willem.

Caricaturiste mordant, Willem trempe son crayon dans le vitriol. Il a déjà dessiné Bachar al-Assad, pistolet fumant en main, qui dit: «Tant qu'il y a de la vie, il y a du massacre.»

Willem n'aime pas les politiciens. Il n'en peut plus de caricaturer Sarkozy. «C'est le type d'arriviste que je déteste.»

Il a des yeux très bleus, une peau rougeaude, des cheveux filasse qui tombent droit de chaque côté de son visage et un accent à couper au couteau même s'il vit à Paris depuis 1968. Il est né dans un village néerlandais d'un père médecin et d'une mère institutrice. Des protestants. Lui est athée. Il gagne sa vie en se moquant des religions.

Il a 73 ans.

***

Vendredi matin, les survivants de Charlie Hebdo se sont rendus dans les locaux du journal Libération, qui a accepté de les héberger. Il y avait une bonne centaine de journalistes - et des policiers - qui les attendaient. Ils sont arrivés à pied, certains se tenaient la main. Ils sont passés en coup de vent devant les journalistes. Ils ne se sentaient pas prêts à leur parler.

Willem était avec eux.

Après avoir franchi le barrage de journalistes, ils se sont retrouvés au rez-de-chaussée de Libération. Un homme et une femme pleuraient en s'enlaçant, des sanglots secouaient leurs épaules et leur arrachaient des hoquets bruyants. Une peine immense. D'autres avaient les yeux rouges. Le groupe s'est installé au 6e étage.

«Au début, les gens pleuraient, raconte Willem. On a reçu des nouvelles des blessés. Le journaliste Philippe Lançon a reçu une balle dans la mâchoire. Les médecins doivent refaire son visage. Puis, peu à peu, on a commencé à parler du journal qui doit sortir mercredi et on a rigolé.

- Qui a eu l'idée de faire ce numéro?

- Tout le monde. On ne voulait pas se laisser abattre, sinon, on donne raison aux fous. Ça va être difficile de faire ce journal sans nos collègues morts. On formait une équipe, on se complétait.»

Le groupe de survivants, auquel se sont joints d'anciens collaborateurs, a brassé quelques idées. Le journal ne comprendra que huit pages et il sera tiré à 1 million d'exemplaires.

«On voulait laisser des espaces blancs pour les disparus, mais on a laissé tomber. Il n'y aura pas de nécrologie. Par contre, on va raconter ce qui s'est passé.»

Willem, lui, a déjà fait son dessin: un iman, le pape, un rabbin et un prêtre orthodoxe qui portent l'inscription «Je suis Charlie».

«Ce sont nos nouveaux amis», dit-il avec un sourire carnassier.

Charlie Hebdo a toujours attaqué férocement les ultra-religieux.

Le premier ministre Manuel Valls est venu saluer l'équipe de Charlie Hebdo. Il a serré la main de tout le monde, sauf celle de Willem, qui a refusé.

«C'est hypocrite de serrer la main des gens que je traîne dans la merde toute l'année.»

Il a également refusé de serrer la main de la reine des Pays-Bas.

Il se dit anarchiste.

Il refuse la protection policière.

«Au milieu de la nuit, quatre hommes baraqués ont frappé à ma porte. Je dormais. Ils m'ont demandé: "Êtes-vous certain que vous ne voulez pas de protection?» Je n'ai pas changé d'avis. Si quelqu'un veut me tuer, ce n'est pas un policier qui va l'en empêcher.»

Willem est en colère, une colère qui lui donne la force de contre-attaquer.

«Comment vivez-vous tout cela?

- Je ne sais pas. Le journal a été décapité, c'est totalement absurde. Je ne suis pas prêt à mettre des mots là-dessus. J'ai déjà perdu des amis, mais là, tous, d'un seul coup, c'est difficile à vivre.»

Il a tranquillement fini sa bière, puis il a quitté le café les mains dans les poches, sans policier sur ses talons.

Pendant ce temps, la police a pris d'assaut les terroristes. Bilan: sept morts. Une journée chaotique qui a fini dans un bain de sang.