Le gouvernement Harper ne laisse aucune porte ouverte. Il criminalise tout, ou presque. Le projet de loi, déposé la semaine dernière, frappe fort. S'il est adopté, les prostituées devront se cacher pour travailler.

Les clients qui paient pour coucher avec une femme seront traités comme des criminels et les prostituées n'auront plus le droit de les solliciter «dans un endroit public où une personne âgée de moins de 18 ans pourrait raisonnablement se trouver». Vaste, tellement vaste! Et flou à souhait.

«Un endroit public», «raisonnablement». Qu'est-ce que raisonnablement veut dire? Quelle distance juridiquement correcte la prostituée devra-t-elle respecter pour ne pas être accusée de racolage?

Non seulement les prostituées ne pourront plus solliciter un client dans un endroit public, mais les «agences d'escortes, les salons de massage et les clubs de striptease qui fournissent des services sexuels» seront illégaux. Et oubliez l'internet, où les prostituées pourraient se réfugier: les conservateurs ont prévu le coup. La publicité en ligne et dans les médias écrits sera interdite.

Que restera-t-il aux prostituées? Les ruelles sombres où les moins de 18 ans ne pourront pas «raisonnablement se trouver».

Ce projet de loi a peu de chances de passer le test de la Charte canadienne des droits et libertés qu'impose la Cour suprême.

En décembre 2013, les juges ont statué que la loi sur la prostitution était inconstitutionnelle parce qu'elle mettait en danger la vie et la sécurité des prostituées, contrevenant ainsi à l'article 7 de la Charte.

Les juges ont donné un an au gouvernement pour réécrire sa loi. Harper n'avait pas carte blanche, les conditions de la Cour étaient claires: il devait garantir la sécurité des prostituées. Mais il a choisi la voie de la criminalisation tous azimuts, bazardant du même coup les balises imposées par la Cour.

Les prostituées seront confinées aux ruelles et aux clients pressés qui auront peur de se faire arrêter par la police. Les juges donneront-ils leur bénédiction à une telle loi? Le ministre MacKay croit que oui, mais il refuse de leur soumettre son projet.

Terri-Jean Bedford, la dominatrice qui a contesté la loi sur la prostitution, s'est battue pendant des années avant de gagner en Cour suprême. Quelqu'un d'autre devra reprendre le flambeau, contester la nouvelle loi et se battre... jusqu'en Cour suprême.

Avec leur projet de loi, les conservateurs se moquent des juges, et jettent l'argent et le temps des contribuables par les fenêtres.

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Ce qui m'énerve dans cette histoire, ce n'est pas tellement l'obstination bornée des conservateurs, mais leur ton moralisateur et leur vision manichéenne: d'un côté, les pauvres prostituées victimes; de l'autre, les méchants clients pervers. Aucune nuance. La prostitution est mal et elle doit être éradiquée, point final.

Pour les conservateurs, aucune prostituée ne choisit librement de vendre son corps. Les Suédois partagent la même vision binaire victimes-pervers, mais elle est soutenue par un principe auquel ils tiennent comme à la prunelle de leurs yeux: l'égalité hommes-femmes.

En avril, j'ai passé quatre jours à Stockholm pour évaluer l'impact de la loi sur la prostitution adoptée en 1999. Les Suédois ont été les premiers à considérer le client comme un criminel, mais ils se sont arrêtés là. Ils n'ont pas touché à la sollicitation, aux agences d'escortes et à l'internet. Acheter des services sexuels est illégal en Suède, mais en vendre, non. Les prostituées peuvent donc racoler en toute légalité. Le problème, c'est que leurs clients sont pressés et stressés. Dans la rue, ils négocient dans la peur, celle d'être arrêtés et dénoncés publiquement. Coucher avec une prostituée est un acte honteux, profondément honteux.

Je ne savais plus quel terme utiliser pour parler des prostituées. Sex worker? «Non, m'a rétorqué une policière sur un ton de reproche, le sexe n'est pas un travail, mais une exploitation.» Prostitué? «Non, m'a répondu une autre, pontifiante. Ce mot est laid, sale.» Je devais dire: «Une femme qui vit des fruits de la prostitution.»

Tout ce chipotage, cette fixation hystérique autour des mots, toute la honte qui entoure le client qui ne peut être qu'un pervers, m'ont sidérée. La rigidité morale des Suédois est renversante.

C'est vrai que la plupart des prostituées sont poquées, maganées, exploitées ou toxicomanes, mais il existe aussi des femmes qui choisissent ce métier. Comme me l'expliquait la présidente d'une association de prostituées à Stockholm: «Ce n'est pas un boulot fantastique, mais nous ne sommes pas que des victimes.»

La Suède et le Canada ont des points en commun: ils croient que le client doit être considéré comme un criminel, que la prostitution est moralement inacceptable et dégradante, et qu'on peut éliminer le plus vieux métier du monde en adoptant des lois, une vision angélique démentie par l'histoire. Mais là s'arrêtent les comparaisons.

Le gouvernement Harper va trop loin, beaucoup trop loin. Le pire, c'est qu'il le sait.