Le 3 septembre 2012, Pauline Marois avait poussé un immense soupir de soulagement et accepté, en souriant, le verre de vin blanc que lui tendait son mari. Un verre plein à ras bord. Elle venait de terminer un épuisant marathon: 34 jours de campagne électorale menée à fond de train.

Mme Marois était en avance dans les sondages. Elle était convaincue qu'elle serait élue première ministre le lendemain, mais obtiendrait-elle suffisamment de votes pour former un gouvernement majoritaire? C'était la question qu'elle se posait en dégustant son vin blanc.

Elle avait accepté de me donner une entrevue dans sa chambre d'hôtel dans Charlevoix, à la fin d'une longue journée, la dernière, à serrer des mains et avaler des kilomètres. On avait discuté pendant 38 minutes: de ses modèles, Lise Payette, Jacques Parizeau, Lucien Bouchard, du ton expurgé de toute agressivité qu'elle avait adopté pendant la campagne pour ne pas effaroucher les électeurs, de son linge sobre, ses bijoux discrets et ses grands foulards restés dans son placard pour éviter de se faire traiter de snob, des femmes au pouvoir et, évidemment, de la charte de la laïcité, rebaptisée charte des valeurs, un terme plus vendeur.

Je devais écrire un texte le lendemain des élections, mais vous connaissez la suite: le Métropolis, la mort d'un homme, la folie médiatique. Puis, Mme Marois s'était mise au travail: déficit zéro, budget, taxe santé, loi 101, sommet sur les universités. La charte? Rien. À l'automne 2013, disait-on dans les rangs péquistes. Mon entrevue sur la charte dormait dans mon calepin.

Puis, en août, il y a eu une fuite sur le projet de charte qui sera probablement déposé cette semaine. Une fuite qui a provoqué une avalanche de réactions et qui affirmait que le gouvernement interdirait les signes religieux ostentatoires dans la fonction publique et parapublique.

C'était, en gros, ce que m'avait dit Mme Marois en septembre 2012. Sa charte ne risquait-elle pas de rallumer un feu savamment entretenu par les Mario Dumont de ce monde? Ne craignait-elle pas de provoquer une nouvelle crise?

«Non, avait-elle répondu sans l'ombre d'une hésitation. Les libéraux n'ont rien fait. Alors nous, on fera quelque chose.»

Puis on avait parlé des détails. Car c'est là, dans les détails, que le gouvernement risque de s'enfarger et de (re) mettre le feu aux poudres.

Quand un signe religieux est-il ostentatoire? Qu'est-ce qui est ostentatoire et qu'est-ce qui ne l'est pas? À partir de quelle grosseur une croix devient-elle ostentatoire? Deux centimètres? Dix? Vivra-t-on sous la dictature du ruban à mesurer?

Mme Marois s'était contentée de me répondre que l'interdiction des signes religieux toucherait ceux «qui offrent le service public», comme les professeurs et les infirmières.

- Pas les usagers ou les étudiants?

- Non, les étudiants pourront porter le hijab, mais pas la burqa, le visage doit être à découvert.

- Donc pas de kippa ni de hijab pour les travailleurs. Même dans les garderies?

- On va présenter le projet et on va voir toutes ces situations. On veut envoyer un message aux Québécois qui sont là et à ceux qui arrivent. On va respecter le droit de choisir sa religion, mais l'État doit être neutre. Il ne doit pas y avoir de signe qui peut indisposer la personne qui reçoit le service ou qui travaille à côté de l'autre. On apportera les nuances.

- Comment allez-vous gérer les exceptions?

- Il va y avoir deux principes, dont l'égalité homme-femme.

- En quoi la kippa enfreint-elle cette égalité?

- Là, c'est la neutralité de l'État qui entre en compte. Qu'est-ce qui sera convenable? Est-ce que ça nous amènera à mesurer les choses? J'espère que non. On a deux règles claires. Le reste, on peut apprendre à vivre ensemble.

[...]

- Et le crucifix?

- Ah! ça, c'est le respect de notre patrimoine et de notre histoire. On n'enlèvera pas les crucifix ni la croix sur le mont Royal, on ne changera pas le nom des municipalités, on n'enlèvera pas les clochers de nos églises, on n'empêchera pas les sapins de Noël et ceux qui voudront faire des crèches en feront. C'est notre histoire, on ne peut pas renoncer à ce qu'on est. Et je ne pense pas que le sapin de Noël va à l'encontre de l'égalité entre les hommes et les femmes.

***

Un an plus tard, Mme Marois persiste et signe. Les libéraux n'ont rien fait? C'est vrai. Mais le Parti québécois risque d'ouvrir un champ infini de problèmes et de chicanes. Si la religion catholique fait partie de notre patrimoine et de notre histoire, pourquoi les juifs ne revendiqueraient-ils pas la même chose? Ils vivent au Québec depuis des générations et ils font partie de notre histoire. Comme les musulmans et les sikhs. Eux aussi ont façonné le Québec, eux aussi pourraient brandir l'argument du patrimoine. Pourquoi les catholiques auraient-ils le monopole de l'histoire et du patrimoine?

Le gouvernement aurait pu se limiter à adopter quelques balises. Mais non, il préfère ouvrir la boîte de Pandore et bannir les signes religieux de la fonction publique tout en laissant un immense crucifix accroché au mur de l'Assemblée nationale.