C'est un livre aride, écrit par un intellectuel de haut vol, que les experts vont s'arracher. Mais le grand public? L'historien Gérard Bouchard insiste: «Tout le monde peut comprendre mon livre, car j'ai défini les concepts les plus abstraits.»

N'empêche. Les méninges du lecteur risquent de sortir meurtries de la lecture des deux premiers chapitres. Elles vont travailler fort, les méninges, très fort. Pour passer à travers les 90 premières pages, le lecteur doit s'atteler, pour ne pas dire s'acharner.

Gérard Bouchard parle de processus d'historisation, de dichotomie particulier-universel, de paradigme. Il explique «succinctement» ce qu'est l'interculturalisme. Succinctement signifie 45 pages touffues, denses, où les concepts sont décortiqués, analysés, scrutés, disséqués, le tout pour mieux comprendre l'interculturalisme, une notion à laquelle Gérard Bouchard tient comme à la prunelle de ses yeux.

Tout le monde connaît Gérard Bouchard depuis qu'il a coprésidé la Commission sur les accommodements raisonnables créée dans la foulée d'une crise identitaire, où les Québécois voyaient des complots musulmans et juifs partout. Gérard Bouchard a dirigé avec calme cette commission qui avait tout pour déraper: une certaine hystérie ambiante mêlée à un relent de racisme, où des gens vomissaient leurs états d'âme au micro.

Dans ce livre, qui sort quatre ans après le dépôt du rapport sur les accommodements raisonnables, Gérard Bouchard revient longuement sur la question. Il y consacre un chapitre, le quatrième, suivi d'un cinquième sur la laïcité. Ce sont les chapitres les plus intéressants du livre. Relativement faciles à lire, truffés d'exemples pertinents. Deux chapitres où toute l'intelligence et la finesse de Gérard Bouchard transparaissent.

Je l'ai rencontré dans un casse-croûte du Vieux-Montréal. Il n'a presque pas touché à son sandwich, trop pris par son sujet. Car les réponses de Gérard Bouchard, intéressantes et fascinantes, sont longues, très longues. L'historien en lui ne peut s'empêcher de prendre de longs détours pour raconter la genèse d'un fait avant de plonger au le coeur du sujet. Et il ne perd pas le fil. Quand je l'aiguillais sur une autre question, il y répondait, mais en revenant à la précédente, précisant qu'il n'avait pas terminé son explication.

Son livre est un long addenda à son rapport sur les accommodements raisonnables. Dans le chapitre quatre, il répond avec moult détails aux critiques qui l'ont accusé d'avoir donné trop d'importance aux minorités, négligeant du même coup la majorité francophone qui est pourtant minoritaire au Canada.

Gérard Bouchard est souverainiste et il comprend l'inquiétude identitaire des francophones, mais il comprend tout autant l'angoisse des minorités qui ont peur d'être écrasées par la majorité. Il croit à la coexistence pacifique entre les deux groupes, majorité-minorités. C'est cette coexistence lucide, où chacun respecte l'autre à travers, entre autres, la pratique des accommodements raisonnables, qui tisse le coeur de son interculturalisme.

Bouchard ne croit pas aux accommodements à toutes les sauces. Au contraire, il pense que chaque accommodement doit respecter les valeurs fondamentales de la société d'accueil, comme l'égalité homme-femme et la laïcité.

L'interculturalisme, précise Bouchard, ne doit pas être confondu avec le multiculturalisme qui nie l'existence des groupes culturels pour ne croire qu'aux individus. Comme au Canada.

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Le livre de Bouchard contient des statistiques étonnantes sur les musulmans. Les Québécois ne sont pas les seuls à nourrir une peur irrationnelle face aux musulmans. «En Europe, écrit-il, de nombreux sondages montrent que la présence musulmane suscite un profond malaise et même une hostilité dans plusieurs pays».

Le Québec n'échappe pas à cette peur, mais les chiffres montrent une réalité complètement différente. «Les Québécois les moins croyants et les moins pratiquants se trouvent parmi les ressortissants de pays de tradition musulmane, précise Bouchard. (...) Pas plus de 15% à 25% des musulmans québécois fréquenteraient une mosquée.»

Au Québec, ajoute-t-il, à peine une trentaine de femmes portent le voile intégral, burqa ou niqab. On est loin de l'invasion. Et vlan! pour les préjugés.

Le voile, le foutu voile. On en revient toujours à «ça», ce symbole puissant qui attise les peurs. Gérard Bouchard le reconnaît. Non, précise-t-il, les musulmans ne représentent pas une menace, même si certains croient que dans 20 ou 30 ans, ils seront majoritaires et contrôleront tout. Bouchard essaie de se battre contre ces préjugés, ces peurs qui courent en Occident et au Québec.

Sa Commission n'a pas convaincu les Québécois. Il l'avoue humblement à la page 14 de son livre. «Nos travaux n'ont pas comblé les attentes.» Aujourd'hui, les deux tiers des Québécois s'opposent toujours aux accommodements raisonnables.

Il espère que son livre donnera un éclairage nouveau à son rapport et convaincra les Québécois qu'il faut intégrer les minorités, mais sans les assimiler. Son livre rendra-t-il les Québécois plus tolérants? Peut-être, mais il faudrait d'abord qu'ils le lisent... et passent à travers les deux premiers chapitres.

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L'interculturalisme. Gérard Bouchard. Boréal, 286 pages. En librairie le 6 novembre.