Elle est arrivée au restaurant d'un pas pressé, ses lunettes fumées sur le nez. Elle m'a tendu une main nerveuse.

« Bonjour, je suis Anne Nivat. » À peine assise, elle s'est mise à parler. Un torrent de mots où revenaient les noms des trois pays qu'elle couvre depuis une douzaine d'années : Tchétchénie, Irak, Afghanistan. Des régions du monde déchirées par la guerre.

Quand elle s'est jetée à corps perdu dans la sale guerre de Tchétchénie, elle n'avait que 28 ans, aucune expérience et peu d'argent. Anne Nivat est une éternelle pigiste. Elle revendique férocement ce statut, car il lui procure deux avantages : du temps et le droit de choisir ses sujets.

En Tchétchénie, elle a compris une chose : pour couvrir une guerre, il faut se fondre dans la population locale, donc s'habiller comme les femmes et fuir les hôtels. Du journalisme à la dure. Pour Anne Nivat, c'est la seule façon de comprendre à fond une guerre. Prendre son temps, ne pas brandir son calepin de notes sous le nez des gens deux minutes après les avoir rencontrés, coucher chez l'habitant. Du journalisme de terrain. Du vrai.

Anne Nivat s'anime, parle avec ses mains, s'emballe. Une boule d'énergie, de la dynamite à l'état pur. Des cheveux courts encadrent son visage anguleux à peine maquillé.

Elle est de passage au Québec pour parler de son plus récent livre : Les brouillards de la guerre, un essai sur l'Afghanistan. Elle a vécu avec des soldats québécois pendant une dizaine de jours dans la région de Panjwayi, puis elle est « passée de l'autre côté du miroir », chez des Afghans qui l'ont accueillie.

L'exercice est intéressant, même si le livre s'égare dans de trop nombreux détails. Il souligne l'immense incompréhension entre les soldats venus « reconstruire » le pays, l'arme au poing, et les Afghans désillusionnés après 10 ans d'intervention militaire.

« Les Afghans m'ont dit : " C'est ça, la démocratie ? L'Occident nous a apporté le chaos, l'insécurité, la corruption " », raconte Anne Nivat.

La mission de l'OTAN est-elle un échec ? « L'Afghanistan est encore plus fragmenté qu'en 2001, répond-elle. Nous avons exacerbé les fractures ethniques. Les 10 ans de présence militaire ne sont que du vent, du bluff. Les quelques initiatives positives, comme celle des soldats québécois dans le Panjwayi, ne résisteront pas au temps. Elles seront balayées par le grand bordel afghan. »

Car l'Afghanistan va de nouveau sombrer dans un « grand bordel » quand les troupes étrangères vont se retirer en 2014. Les seigneurs de la guerre contre les talibans. « Et ce sera sanglant », prévient Anne Nivat. Sauf que l'Occident ne voit rien, il se voile la face. « Dans cinq ans, les Occidentaux vont se réveiller et se demander : " Mais qu'est-ce qui se passe en Afghanistan, on pensait que le problème était réglé ". »

« Les Occidentaux n'auront qu'à s'en prendre à eux-mêmes. Ils montrent une absence totale de réflexion sur ce qu'ils ont fait... ou n'ont pas fait. »

Et la burqa ? Elle plonge ses yeux dans les miens, l'air de penser : pas encore cette question ! Elle refuse de se prononcer, elle préfère rester neutre. L'indignation ? Très peu pour elle.

« Je n'ai pas d'opinion tranchée. Une femme à Kandahar m'a déjà expliqué que la burqa était un passeport pour la liberté. Elle pouvait aller au bazar, se promener dans les rues, sortir de la maison. Ça ne veut pas dire qu'elle souhaite en porter une. »

***

Quand elle quitte un pays déchiré par la guerre et revient en France, elle n'arrive pas à décrocher. « Je suis seule face à un mur d'indifférence. Je bouillonne. Je me demande comment je vais faire pour trouver les mots justes pour toucher les lecteurs, pour leur faire comprendre Bagdad ou Kandahar. »

Elle n'est pas à la recherche d'une nouvelle guerre. Elle aime retourner aux mêmes endroits : Tchétchénie, Irak, Afghanistan, ses terrains de prédilection.

Avant, elle était libre comme l'air. Aujourd'hui, elle a un fils de 5 ans et un mari qui l'attendent à la maison. Un mari ? « Il est journaliste dans une radio, en France. Il m'a interviewée à la sortie d'un de mes livres. On a eu le coup de foudre. »

Ça ne l'empêchera pas de partir. Qui pourrait arrêter Anne Nivat ?