Chantal Rouleau n'est pas seule. Mince consolation pour cette femme, mairesse de l'arrondissement de Rivière-des-Prairies-Pointe-aux-Trembles, qui a osé témoigner à visage découvert à l'émission Enquête de Radio-Canada. Et sans mâcher ses mots.

Elle a dénoncé la présence du crime organisé dans la construction. Elle a même donné le nom d'une entreprise qui, selon elle, a des liens avec la mafia, entreprise qui rafle de nombreux contrats, car elle présente la soumission la plus basse. Un témoignage-choc. Chantal Rouleau a parlé de son impuissance, de son ras-le-bol et de sa peur.

«Oui, j'ai peur, a-t-elle dit au journaliste Alain Gravel.

- Peur de quoi?

- Peur des représailles, peur des conséquences.»

Drôlement courageuse.

La mairesse n'est pas seule, disais-je. Mes collègues Karim Benessaieh et Pierre-André Normandin ont fait le tour de la grande région de Montréal. Ils ont pris contact avec une quarantaine de maires. La moitié ont accepté de parler. Une question s'imposait: «A-t-on tenté de vous corrompre?» Deux maires et un ex-conseiller municipal ont dit qu'on avait essayé de les acheter.

Le maire de Brossard, Paul Leduc, vieux routier, a fait cette révélation troublante: «Une firme m'a offert de financer au complet mon élection. J'ai dit non, never.»

La firme n'a pas déposé une enveloppe brune bourrée de billets de banque sur la table du maire. L'offre était plus subtile, mais Paul Leduc n'a pas été dupe. «C'était: «Tiens, O.K., on s'occupe de ça.» Mais c'était bien clair, absolument [qu'on voulait l'acheter].»

Mafia, élections clés en main, prix gonflés, firmes de génie-conseil qui essaient de s'acheter un maire. Beau portrait.

Le chef de l'Unité anticollusion, Jacques Duchesneau, a déjà décrit tout cela dans un rapport explosif qui a ébranlé le gouvernement Charest. N'empêche. Entendre des maires raconter leur expérience donne des frissons dans le dos. La corruption a désormais un visage.

Jean Charest a dit qu'il avait été touché par le témoignage de Chantal Rouleau. Elle lui a envoyé une lettre, a révélé La Presse mardi. Comment ne pas l'être? Comment rester insensible devant son impuissance? Une entreprise, qui a des liens avec la mafia, rafle les contrats dans son arrondissement et elle ne peut rien faire.

C'est cette impuissance qui doit être cassée.

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Le maire de Montréal, Gérald Tremblay, affirme qu'on n'a jamais tenté de le corrompre depuis qu'il est à l'hôtel de ville. Par contre, il a une liste de demandes qui, dit-il, pourrait l'aider à mettre fin à la corruption: ne plus être obligé d'accorder un contrat au plus bas soumissionnaire, bannir les entreprises coupables de fraude, annuler un appel d'offres et le relancer sans être obligé de recommencer à zéro et de refaire le devis.

«Ça fait deux ans qu'on demande des modifications très simples», a-t-il dit la semaine dernière lors d'un point de presse.

Le ministère des Affaires municipales a répliqué: si une ville a des «motifs sérieux et raisonnables», elle peut rejeter la soumission la plus basse et retourner en appel d'offres, mais elle doit d'abord obtenir le feu vert du ministre. Et elle n'est pas obligée de pondre un nouveau devis.

Gérald Tremblay a répliqué. Faux. Si la Ville retire un contrat au plus bas soumissionnaire, elle risque d'être poursuivie, même si elle a l'accord du ministre.

Le ministre Laurent Lessard en a remis. «Ce qu'on dit aux maires: «vous n'avez pas à devenir des justiciers. Faites votre job, ça commence dans votre cour!»

Qui a raison? Le Ministère ou la Ville? Je laisse les juristes en débattre, mais une chose est certaine, la loi n'est pas claire. Et pas réaliste. Comment le maire Tremblay peut-il dire à un entrepreneur: désolé, mais vous n'aurez pas le contrat parce que vous entretenez des liens avec la mafia. Imaginez la réponse. Où sont les preuves? Poursuite assurée.

Difficile de coller l'étiquette mafia à une entreprise ou l'accuser de collusion, puis de lui retirer un gros contrat juteux. Un maire n'est pas un policier. Même l'Unité permanente anticorruption, qui regroupe à peu près tous les enquêteurs de la province, met des mois et des mois avant de saisir des documents ou arrêter des gens soupçonnés de corruption ou de collusion. Imaginez un maire!

Le ministre Lessard prend un drôle de raccourci quand il dit aux villes de faire leur «job». Ce n'est pas lui qui est pris avec la mafia, les gros bras et les poursuites. C'est un brin méprisant pour les maires qui sont sur le plancher des vaches et doivent se battre contre la corruption.

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Autre confusion: Gérald Tremblay demande que les entreprises coupables de fraude n'aient pas le droit d'obtenir des contrats.

Le maire semble l'ignorer, mais Québec a adopté la loi 15 en juin: une entreprise reconnue coupable d'une «infraction» ne peut pas obtenir de contrat public pendant un maximum de cinq ans.

Les entreprises fautives seront inscrites dans un registre qui sera créé d'ici juin 2012. Les infractions ne sont pas encore définies. Évasion fiscale? Fraude? Collusion? Financement d'un parti politique? Tout est possible. Québec va faire son choix.

De plus, depuis juin 2010, les entreprises qui veulent obtenir un contrat public doivent présenter une attestation signée par Revenu Québec. En d'autres mots, elles doivent être en règle avec l'impôt.

Visiblement, le maire n'est pas au courant de ces nouvelles dispositions, pourtant il a une armée de fonctionnaires compétents qui travaillent pour lui. Si lui ne le sait pas, imaginez les maires des plus petites villes.

Pas étonnant que la corruption soit si florissante.