Le 13 septembre 2006, à 12h42, Leslie Markofsky était sur le trottoir devant le Collège Dawson, son cellulaire collé à l'oreille. Il étudiait à l'Université Concordia. Ce jour-là, il avait décidé de faire un saut à Dawson, son ancienne école, pour rejoindre des amis qui organisaient une fête.

Leslie Markofsky était un garçon brillant: bon en classe, excellent skieur, golfeur accompli, redoutable joueur d'échecs. À 23 ans, il avait la vie devant lui. Une belle vie.

Un peu plus loin, sur le même trottoir, Kimveer Gill s'avançait, armé jusqu'aux dents. Son long imperméable cachait une partie de son arsenal: un pistolet Glock accroché à sa ceinture et une carabine Beretta attachée par une sangle à son épaule droite. Sur son dos, un sac bourré de munitions; dans sa main gauche, une poche contenant des couteaux et un fusil de calibre .12. Kimveer Gill était prêt à passer à l'attaque. Son but: abattre le plus d'élèves possible.

À 12h42, Kimveer Gill a pris l'arme fixée à sa ceinture et s'est mis à tirer. La rafale a duré cinq secondes. Six personnes ont été touchées.

Au moment précis où Leslie Markofsky a éteint son cellulaire, il a reçu deux balles dans la tête. Il n'a pas vu Kimveer Gill. En fait, il n'a rien vu, ni les élèves affolés qui fuyaient ni le tueur qui s'engouffrait dans le collège. Lorsque son corps a heurté le trottoir, il ne se doutait pas que ces deux balles allaient gâcher sa vie.

Il s'est réveillé dans un lit à l'Hôpital général de Montréal après avoir passé trois semaines et demie dans le coma. Leslie ignorait que Kimveer Gill s'était suicidé en se tirant une balle dans la bouche et qu'il avait tué une élève, en plus de blesser 16 personnes. La tuerie a duré 20 minutes. Gill a tiré 72 balles. Deux se sont logées dans la tête de Leslie. Les médecins ont réussi à en extraire une. L'autre est toujours là, quelque part dans sa tête.

***

Neil Small connaissait la famille Markofsky depuis 50 ans lorsque Leslie s'est écroulé sur le trottoir. Il avait été à la même école que le père de Leslie, Jeff. Neil était le parrain de Leslie, et Jeff travaillait pour lui. Une amitié tricotée serré qui avait passé l'épreuve du temps.

Bouleversé par le drame, Neil Small a quitté son travail pendant six semaines pour créer une fondation.

«Quand je suis allé voir Leslie à l'hôpital, je lui ai demandé: "Que veux-tu?" Il a fait la liste de tous ses rêves, raconte Neil Small. Il voulait apprendre le russe, jouer de la guitare, skier de nouveau et retourner à l'école.»

L'argent recueilli par la fondation devait lui permettre de réaliser ses rêves.

Un an après la fusillade, Leslie a donné une entrevue au Globe and Mail. Il s'était battu pour réapprendre à parler, à lire, à écrire et à marcher, et il avait subi cinq opérations qui l'avaient plongé dans de grandes souffrances. Il avait confié à la journaliste qu'il n'en voulait pas à Kimveer Gill. Il était optimiste, sûr de lui.

Depuis, plus rien. Le grand silence.

«Leslie a fait plusieurs dépressions, affirme Neil Small. Quand il s'est senti mieux physiquement, il a régressé mentalement. Il n'avait plus aucun désir. Il se demandait tout le temps: "Pourquoi moi?" Au lieu de se réjouir d'être en vie, il déprimait.»

Au lendemain de la tuerie, le père, Jeff, s'est rendu au travail. «C'était le seul endroit où il pouvait se réfugier, dit Neil Small. Il était incapable de rester toute la journée auprès de son fils à l'hôpital. Je ne savais pas comment réagir. Cette tragédie a ravagé la famille.»

Jeff ne travaille plus pour Neil depuis trois ans. Le drame a tué leur amitié. «Ils ne m'ont jamais dit merci, souligne Neil Small avec une pointe d'amertume. Rien, pas un mot, pas un téléphone, pas une invitation à souper. C'est triste.»

Alec Kowalchuk, un autre ami proche des Markofsky, confirme: «Leslie a essayé de reprendre ses études, mais sa capacité de concentration avait diminué. La famille s'est refermée pour se protéger.»

J'ai parlé à la grand-mère de Leslie. «Il a beaucoup de problèmes psychologiques, mais je ne veux pas en discuter. C'est leur vie.»

Et Leslie? Il était furieux. «Je refuse de donner des entrevues, ma famille aussi. Dawson? Ça ne fait plus partie de ma vie. Ne me dérangez plus!»

***

Leslie n'est pas le seul à se battre pour survivre. La mère de Kimveer Gill est anéantie. Le temps n'a pas atténué sa douleur.

«C'est douloureux, très douloureux. Ma vie a complètement changé, je ne suis plus la même personne. Tous les souvenirs sont là, toujours aussi envahissants. Les gens ne peuvent pas imaginer ma douleur. J'y pense constamment, à chaque instant, même après cinq ans. C'est tout le temps dans ma tête, peu importe ce que je fais. C'est grave à ce point-là.»

Elle ne veut pas donner d'entrevue. Elle a laissé échapper ces quelques confidences lors d'une brève conversation téléphonique.

«Je ne travaille plus et je ne crois pas que je pourrai travailler de nouveau. Je ne me sens pas assez forte. Tout a changé. Je suis une victime, ma famille aussi. Mon mari et mes fils sont gravement touchés, les dommages sont irréparables.»

Elle n'est pas prête à parler. Elle pense qu'elle ne le sera jamais. Son fils a brisé sa vie. Et celle de Leslie. Ils sont tous deux prisonniers d'un impossible deuil.