Kenji tenait absolument à voyager avec sa vieille voiture. Il travaillait pour moi et mon collègue photographe, Martin. Il traduisait les entrevues et il se débrouillait pour trouver de l'essence.

Drôle d'homme que ce Kenji, avec son habit militaire, sa tuque, ses lunettes fumées et son sourire craquant. Mère polonaise, père japonais. Ses parents se sont rencontrés en Nouvelle-Zélande. C'est là que Kenji est né. Il a 34 ans. Même s'il vit au Japon depuis 17 ans, il ne sait toujours pas s'il est néo-zélandais ou japonais.

Écartelé entre deux pays, deux identités.

Kenji est un éternel adolescent, tourmenté par ses coups de coeur pour les femmes et ses questions existentielles. «Qu'est-ce que je vais faire de ma vie? Où devrais-je vivre? Au Japon ou en Nouvelle-Zélande?»

Entre deux entrevues, il nous racontait ses vagues à l'âme.

Kenji tenait mordicus à voyager avec son auto qu'il chouchoutait. Le soir, après avoir traduit les entrevues, il s'installait dans sa voiture en désordre, calait quelques bières, fumait un joint, puis tombait comme une roche, recroquevillé dans son siège.

Donc Kenji tenait à sa voiture. Et nous, nous avions la nôtre. Le problème, c'est que l'essence était sévèrement rationnée et que nous voulions filer vers le nord, suivre la côte pour aller dans les villes dévastées par le tsunami.

Des kilomètres de route dans des zones sinistrées où il y avait peu d'essence, pas de restaurant ni d'hôtel. Une route difficile, parfois défoncée, avec des ponts effondrés. Ce qui impliquait des détours, donc beaucoup d'essence. Deux autos?

Kenji voulait siphonner l'essence des voitures détruites par le tsunami. Nous avons fini par nous débrouiller sans dévaliser les autos abandonnées. Nous avions souvent les yeux fixés sur la jauge, inquiets de la voir descendre aussi rapidement.

C'est Yukki qui nous avait trouvé Kenji en lançant un appel sur Twitter. Yukki, l'artiste, l'âme sensible, l'écorché vif. Il devait nous suivre sur la côte. Nous l'avions rencontré dans sa ville natale, Ishinomaki, furieusement balayée par le tsunami.

Yukki, 27 ans, avait toujours la larme à l'oeil. Quand le tsunami a frappé, il est resté coincé au deuxième étage de sa maison pendant quatre jours. Il a vu des gens affolés, prisonniers des eaux furieuses qui dévalaient sa rue, des gens qui lui tendaient la main, le suppliant de les sauver. Il s'est senti terriblement impuissant.

Pendant ses quatre jours de cauchemar, il plongeait dans l'eau froide et sale qui inondait le premier étage de sa maison pour aller chercher de la nourriture dans la cuisine. Une expérience qui l'a traumatisé.

«Désolé, nous a-t-il dit dès le premier jour, mais je suis incapable de vous guider. C'est trop.»

Il nous a déniché un bout de plancher à l'hôtel de ville où nous avons passé la nuit. Sans eau ni chauffage, au milieu de réfugiés qui, comme nous, cherchaient un toit pour la nuit. Nous nous sommes couchés, le manteau sur le dos, enroulés dans des couvertures qu'on traînait depuis Tokyo.

La côte ravagée, des kilomètres de destruction pure, des maisons réduites en bouillie. À chaque destination, le même scénario se répétait: la côte labourée par le tsunami, mais le reste de la ville intact. Les restaurants et les hôtels fermés, les écoles transformées en refuges surpeuplés, une cellule de crise.

Des villes traumatisées par la violence inouïe du tsunami. Sans oublier les tremblements de terre fréquents qui rappelaient aux Japonais l'extrême vulnérabilité de leur pays situé à la jonction de trois plaques tectoniques instables.

Lorsque nous sommes arrivés à Kesennuma, une des villes dévastées, la nuit tombait. Nous avons vite quitté la côte, à la recherche d'un endroit où dormir. Nous avons croisé une équipe de volontaires japonais qui logeaient dans une école secondaire transformée en refuge. Ils nous ont offert une petite place dans leur local.

Nous avons sauté sur l'occasion, fermant les yeux sur les mots inscrits sur leur manteau: Église de scientologie. Un toit, un plancher, des toilettes. L'aubaine. C'était ça, ou coucher dans l'auto. Nous avons choisi l'Église de scientologie.

Pendant deux nuits, nous avons partagé le même plancher que les scientologues, qui ont essayé discrètement de me convertir aux vertus de leur Église. Pas de douche, pas de chauffage.

Nous avons ensuite mis le cap sur Rikuzentakata. Une heure de route. Même dévastation, même côte arrachée par le tsunami, même population hébétée.

Kenji, lui, nous suivait, en symbiose avec son auto. Il nous a quittés à Sendai, une ville de 1 million d'habitants, peu touchée par le tsunami. Nous avons déniché un hôtel. Kenji a pris une douche interminable, puis il nous a salués avec émotion. Il est remonté dans son auto, en route vers sa ville d'adoption, Ishinomaki. Il a roulé en fou, comme d'habitude, en se demandant probablement ce qu'il allait faire de sa vie.