La Ville de Montréal a espionné son vérificateur général, Jacques Bergeron. Pendant 10 mois, l'équipe d'enquête pilotée par Pierre Reid a fouillé dans ses courriels.

C'est le maire Gérald Tremblay qui a mis sur pied l'équipe de Pierre Reid l'année dernière, dans la foulée des scandales. Il ne voulait plus se lever le matin et lire une manchette de journal qui l'éclaboussait. Il lui a demandé, entre autres, de diriger des enquêtes internes. Sauf que sa super-équipe a gaffé. Les enquêteurs ont agi comme des cowboys. Pirater la boîte de courriel du vérificateur, c'est vraiment n'importe quoi. Mais quelle mouche les a piqués?

Il faut comprendre l'importance et le rôle d'un vérificateur, à Québec, Ottawa ou Montréal, pour s'indigner devant la méthode utilisée par Pierre Reid. C'est le vérificateur qui scrute à la loupe les activités du gouvernement, qui fouille dans ses livres et examine ses comptes pour s'assurer que tout est fait dans les règles de l'art et que l'argent du public n'est pas jeté par les fenêtres. C'est lui qui déterre les scandales, grands et petits. Bref, il est le chien de garde, les yeux du public.

Mais pour faire son travail, il a besoin de toute son indépendance. Et cette indépendance est inscrite dans la loi.

Le vérificateur est nommé par les deux tiers des élus, du conseil municipal à Montréal, de l'Assemblée nationale à Québec ou du Parlement à Ottawa. Ses patrons: tous les élus, y compris l'opposition. C'est à eux qu'il doit rendre des comptes. Le bureau du premier ministre ou du maire n'ont pas d'ordre à lui donner. Ils ont encore moins le droit de lancer des enquêteurs à ses trousses, même s'ils ont des doutes sérieux sur son intégrité.

Des rumeurs circulaient sur le vérificateur, Jacques Bergeron. Rien de sérieux. Deux contrats de traduction donnés à sa belle-soeur et qui totalisent moins de 5000$, par exemple. Le président du comité de vérification de la Ville, qui avait eu vent de ces allégations, a chargé Pierre Reid d'enquêter.

C'est Reid qui a eu l'idée de pirater les courriels du vérificateur. Personne ne l'a arrêté. Personne ne s'est dit que ça n'avait pas de bon sens, surtout dans le contexte explosif où Jacques Bergeron et le maire Gérald Tremblay sont en guerre ouverte. Ils se sont affrontés dans des dossiers chauds, comme TELUS et les compteurs d'eau. Deux dossiers que le vérificateur a remis à la police.

Bergeron s'est fait des ennemis puissants. Et tout à coup, bang! des rumeurs sur son manque d'intégrité. Et que fait Pierre Reid? Il fouille dans ses courriels. Et personne ne lui dit que ça ne se fait pas et que ça frise l'illégalité.

Imaginez un peu la scène: Jacques Bergeron et le maire sont en guerre et la Ville a accès à ses courriels, donc à sa correspondance, y compris des avis qu'il demande à des avocats sur des dossiers d'enquête. L'enquêteur enquêté, espionné par une bande de cowboys. Reid a une vingtaine d'employés sous ses ordres et il relève du directeur général, Louis Roquet, qui, lui, est directement branché sur le bureau du maire.

C'est vraiment n'importe quoi.

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Est-ce légal ou illégal de fouiller les courriels d'un employé? Ça dépend. Premièrement, le motif doit être sérieux, les allégations solides. Pas question d'aller à la pêche parce que de vagues soupçons pèsent sur un fonctionnaire. Deuxièmement, le moyen utilisé - pirater les courriels, donc enfreindre le droit à la confidentialité - est-il évitable? Peut-on enquêter sans utiliser une méthode aussi extrême?

Ça, c'est pour un employé. Pour le vérificateur, on tombe dans un autre univers, car il jouit d'une double protection. La Ville ne peut pas décider qu'elle enquête parce qu'elle a des soupçons. Ce n'est pas elle, le patron, mais le conseil municipal.

J'ai appelé le vérificateur à Québec. C'est le président de l'Assemblée nationale qui décide des moyens à prendre pour mener une enquête. À Ottawa, le bureau de Sheila Fraser a précisé que seuls un comité où siègent des membres de l'opposition ou le commissaire à l'intégrité peuvent enquêter. Pas le gouvernement, encore moins le bureau du premier ministre.

Les règles sont claires. Pourquoi la Ville ne les a-t-elle pas respectées?

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La question, toujours la même, revient encore et encore: Gérald Tremblay était-il au courant? Il semble que non. Quand il l'a su, au début du mois de février, il a demandé que l'espionnage cesse immédiatement. Pierre Reid a écrit un rapport de deux pages pour donner un vernis de légalité à l'opération.

Gérald Tremblay n'a-t-il aucun contrôle sur son équipe d'enquête? Comment pouvait-il ignorer qu'une opération aussi grossière était en cours?

Et le vérificateur? Pas de commentaire, a dit son porte-parole, Gilles Corriveau. Les allégations ne sont pas graves, mais elles portent atteinte à son intégrité. C'est une tache sur son dossier. Pourquoi a-t-il décidé de donner deux contrats de traduction à sa belle-soeur? Pourquoi a-t-il utilisé l'ordinateur de la Ville pour répondre à ses étudiants des HEC? Pourquoi a-t-il scindé des contrats? En ces temps d'intégrité extrême, le vérificateur doit montrer patte blanche. Il a fait preuve d'un manque de jugement qui risque de lui coûter cher.

Mais on est loin des compteurs d'eau, de la SHDM et autres scandales qui ont secoué l'administration Tremblay.

Dans le fond, toute cette opération n'a-t-elle qu'un but, salir le vérificateur pour se débarrasser de lui? La question mérite d'être posée.