Voici le troisième et dernier volet de la série sur l'échangeur Turcot.

Lorsque Lili Jetté, 72 ans, est allée voir la ministre des Transports à Québec, le 1er avril, elle a dû attendre 50 minutes avant de la rencontrer. Julie Boulet était occupée. Elle a donc poireauté.

Ça faisait longtemps que Lili Jetté attendait ce moment. Elle vit rue Cazelais, à une cinquantaine de pieds de l'échangeur Turcot. Dans les plans du Ministère, sa maison doit être rasée pour faire place à une bretelle. Elle vit avec cette menace depuis deux ans et demi.

 

Lili Jetté était sur le pied de guerre lorsqu'elle a enfin pu parler à la ministre. Elle était prête à défendre bec et ongles son logement, un six et demie qu'elle paie 645$ par mois, avec une cour, un jardin et «un deck que j'ai tout payé avec mon argent», précise-t-elle.

Elle a quitté la Gaspésie au tournant des années 2000. Elle s'est établie à l'ombre de l'échangeur Turcot parce que les loyers étaient abordables. «On s'est installés à Montréal à cause des hôpitaux. J'ai juste un poumon», dit-elle en tirant sur sa cigarette.

Le bruit? «Pas pire qu'en Gaspésie. J'avais une maison sur le bord de la 132. En avant, la route, en arrière, la mer. Fait que le bruit...»

Lorsqu'elle a rencontré la ministre, elle était accompagnée de deux militants et d'une résidante d'une quarantaine d'années, menacée, elle aussi, d'expulsion.

«La ministre nous appelait «filles». Je trouve qu'elle nous manquait de respect. Comme si moi, j'avais dit: «Hé! Julie!»»

«On lui a posé des questions en ligne. On était en train de lui faire pogner les nerfs», ajoute-t-elle en se berçant, un sourire triomphant accroché aux lèvres.

Mme Boulet voulait les rassurer: les maisons de la rue Cazelais allaient échapper au pic des démolisseurs.

«On lui a dit en pleine face qu'on la croyait pas», lâche Mme Jetté en jetant un regard noir.

«Moi non plus, je la crois pas», lâche son mari en tournant lentement les pages d'un journal, une casquette enfoncée sur la tête.

«Mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants sont nés icitte, ajoute Mme Jetté. Y a personne qui veut partir. J'irai pas dans un deux et demie. Je veux rester dans mon six et demie.»

Avec ses chiens et ses chats, ses aquariums et son oiseau, sa cour et son deck, ses enfants et ses petits-enfants. Et son mari. Heureux à l'ombre de l'échangeur Turcot.

Un peu plus loin, une ancienne usine transformée en lofts est plantée au milieu d'un terrain vague, à une dizaine de mètres de l'échangeur. Quatre étages, une centaine de logements aux plafonds de 15 pieds où vivent des artistes, des profs, quelques familles et des jeunes avec des tatouages et des pitbulls.

Pierre Zovilé vit au dernier étage, dans un loft en désordre. Il a une vue à couper le souffle: le centre-ville et le mont Royal à gauche, l'échangeur à droite. «La nuit, dit-il, c'est de toute beauté.»

Il y tient, à son grand loft. Il paie 785$ par mois, «chauffé, éclairé, stationnement inclus», souligne-t-il.

«Quand j'ai su qu'ils allaient raser l'immeuble, je me suis dit: Non, mais ça ne va pas! C'est quoi, ça?»

Il n'aura pas le choix. La nouvelle autoroute va passer au beau milieu de son immeuble. Et la ministre n'a pas l'intention de le sauver.

À l'origine, 160 logements devaient être expropriés. En sauvant ceux de la rue Cazelais, il n'en reste qu'une centaine. Tous dans l'immeuble de M. Zovilé. Les locataires sont inquiets. Ils ont raison.

Ils ne sont pas les seuls à être inquiets. La semaine dernière, l'arrondissement du Sud-Ouest a convoqué une assemblée pour expliquer le projet d'échangeur circulaire proposé par le maire.

Près de 300 personnes se sont entassées dans un grand gymnase. Une salle pleine à craquer. Un jeudi soir.

Les sujets d'inquiétude étaient nombreux: les expropriations, la pollution engendrée par le trafic monstre de l'échangeur, la santé des enfants, les immenses remblais sur lesquels le nouvel échangeur sera construit et qui risquent de couper le quartier en deux.

Il y avait beaucoup de questions et peu de réponses.

La maison de Lili Jetté est sauvée. Le sous-ministre des Transports, Jacques Gagnon, me l'a confirmé: les ingénieurs sont en train de repenser la bretelle. Elle ne passera plus au milieu du six et demie de Mme Jetté. Par contre, elle va drôlement se rapprocher de sa maison. Deux fois plus proche.

Lorsque Mme Jetté dégustera une bière sur son deck, elle pourra quasiment poser sa bouteille sur le bord de l'échangeur. Et prendre une gorgée à la santé de la ministre.

Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca