La route est belle, sinueuse. Le vent chaud souffle doucement sur les palmiers. Le ciel est limpide, à peine quelques nuages s'accrochent aux montagnes. Tout est vert, calme. Au loin, la mer, d'un bleu éblouissant. L'exotisme, les vacances.

Nous sommes en République dominicaine. Ce petit pays connu pour ses plages partage l'île d'Hispaniola avec Haïti. À l'est de l'île, les plages et les touristes ; à l'ouest, Haïti, avec ses montagnes pelées et sa misère.

Depuis mardi, la misère d'Haïti a monté d'un cran. Le tremblement de terre a mis Port-au-Prince sens dessus dessous : édifices éventrés, maisons écroulées, gens à la rue, survivants affolés à la recherche de leurs proches enfouis sous les décombres.

La communauté internationale se précipite au chevet d'Haïti. Mais pas facile d'entrer dans ce pays chaviré. La tour de contrôle de l'aéroport a été fortement endommagée, les avions naviguent à vue. Seuls ceux qui transportent des travailleurs humanitaires ou des vivres ont le droit d'atterrir.

Les autres, les journalistes, doivent se rendre à Santo Domingo, la capitale de la République dominicaine, et se taper la route : 380 km jusqu'à la frontière, puis 100 km de mauvaise route pour atterrir dans l'enfer de Port-au-Prince.

Nous sommes partis de Montréal au milieu de la nuit pour couvrir l'une des pires catastrophes humaines, et nous avons atterri au petit matin à Santo Domingo, au milieu des palmiers et de cette entêtante odeur de vacances. Nous, c'est-à-dire cinq journalistes de La Presse et de Radio-Canada.

Nous traversons des villages assoupis aux maisons bariolées, jaune, rouge, vert. Des femmes bavardent tranquillement sur le pas de leur porte. Loin, très loin de la tragédie haïtienne.

Le soleil tape fort. J'imagine ce même soleil sur les cadavres de Port-au-Prince.

Près de la frontière, la route rétrécit. Elle devient plus sinueuse, moins lisse. Des files de camions remplis de vivres ou d'essence attendent sur le bas-côté. Nous arrivons à la frontière. Une simple clôture de métal surmontée de barbelés bloque la route. Au milieu, une chaîne et un cadenas minimaliste, le genre qu'on trouve facilement chez Rona. La clôture est surveillée par quelques policiers blasés.

Une femme s'approche de nous avec un sac en bandoulière. Visage ridé, robe fatiguée. « Cambio », dit-elle. C'est le bureau de change. La transaction se conclut dehors entre deux autos. Des billets américains neufs contre des gourdes haïtiennes usées.

Un peu plus loin, une camionnette s'apprête à partir à Port-au-Prince. Couchée dans la boîte, à l'arrière, une jeune femme a la jambe dans le plâtre. Un long plâtre qui court de la cheville à l'aine. Un bandage cache ses épaules.

Elle était à l'Université de Port-au-Prince quand la terre a tremblé. « Des blocs sont tombés sur moi, dit-elle. Ça s'est effondré. »

Elle est venue se faire soigner à Jimani, ville-frontière en République dominicaine. « C'était impossible à Port-au-Prince, explique-t-elle. Il n'y a pas assez d'hôpitaux, de médecins, de médicaments. »

J'ai voulu lui demander si ses proches étaient sains et saufs, si elle avait un toit à Port-au-Prince, mais le chauffeur était impatient, la nuit tombait et il voulait rentrer le plus vite possible dans la capitale.

J'ai à peine eu le temps de noter son nom et son âge : Ivrid Meid ou Meid Ivrid, je l'ignore, 28 ans, étudiante en gestion. Grands yeux clairs, visage fin, regard angoissé.

Il est 17 h 30, le soleil se couche. Le ciel se teinte de rose, puis de gris. Nous quittons la frontière pour franchir les 100 km qui nous séparent de Port-au-Prince.

On file doucement dans la nuit. La route est mauvaise, les villages haïtiens sont plongés dans le noir.

En banlieue de Port-au-Prince, c'est le sauve-qui-peut. La congestion est monstre, les voitures roulent pare-chocs à pare-chocs, des meubles et des matelas jetés en vrac sur le toit. Au bord de la route, on aperçoit des camps de fortune avec des toiles en guise de toit.

On passe à travers Port-au-Prince en devinant le désastre. Des gens dorment dans la rue, en groupes, sur des matelas. La scène est éclairée par quelques chandelles.

Maisons affaissées, voitures écrasées, béton tordu. J'ose à peine imaginer la désolation dans la lumière crue et le soleil de plomb.